Bonsoir tout le monde.

Je vous en parlais voilà deux semaines : depuis dimanche, je traverse la France sur mon petit vélo (et aussi pas mal en TER, dans des proportions qui tendent à s’inverser à mesure que j’approche des Alpes). Pour épargner mes mollets, j’ai beaucoup longé de rivières, de canaux et de lacs, et ça m’a donné envie de vous parler d’eau.

Je vous écris d’ailleurs confortablement installé en terrasse dans le quartier de la Confluence, à Lyon, au bord d’un bassin dont je viens d’apprendre qu’il était artificiel, grâce aux amis à qui j’ai rendu visite — c’était une rencontre au sommet avec l’auteure de La vie matérielle, la newsletter sans laquelle je n’aurais jamais lancé celle-ci et où j’ai lu les choses les plus intéressantes et les plus belles de ces derniers mois.

1. Les marées

Quand on habitait au bord de la mer, j’ai acheté une montre qui est un de mes objets favoris :

Je l’aime parce que c’est un objet d’une technicité légère et autosuffisante (pour ne pas se contenter de dire low tech) : elle est très solide, étanche et antichoc. Le bord du cadran est un petit panneau solaire qui recharge la batterie, et l’heure se synchronise chaque nuit avec une horloge atomique, si elle capte un signal. Et surtout : elle indique les phases de la lune et les horaires de marées.

[C’était bien utile pour savoir quand aller se baigner, désormais ça sert surtout à apaiser et nourrir la nostalgie de ma fille, qui veut savoir si la mer est haute ou non là où nous habitions.]

Je crois que c’est en la réglant que j’ai découvert que le rythme des marées n’était pas le même partout dans le monde. Je savais que leur amplitude est négligeable en Méditerranée, mais je pensais que d’une manière générale, les océans montaient et descendaient deux fois par jour. Alors que pas du tout :

Selon l'endroit de la Terre, le cycle du flux et du reflux peut avoir lieu une fois (marée diurne) ou deux fois par jour (marée semi-diurne) ou encore être de type mixte.

[Marée sur Wikipédia]

Le type mixte (le graphe du milieu ci-dessous) est le plus surprenant :

Je serais hélas bien en peine de vous expliquer tous les facteurs en jeu, parce qu’ils sont nombreux :

The same tidal forcing has different results depending on many factors, including coast orientation, continental shelf margin, water body dimensions

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En lisant tout ça, je me suis demandé depuis quand on savait prédire les marées. Et il s’avère que ça fait bien longtemps que les gens notent les horaires des marées et leur hauteur, et ont constaté leur synchronisation avec les phases de la lune (ça commence avec les Grecs, mais on trouve notamment des observations systématiques chez Bède le Vénérable, que je me représente toujours sous les traits de Gandalf).

J’ai aussi bien aimé ce détail lu sur page en anglais de Wikipedia :

Les premières tables de marées enregistrées en Chine remontent à 1056. Elles étaient principalement destinées aux touristes désireux de voir le célèbre mascaret de la rivière Qiantang.

(Une des joies de chercher des trucs à propos de la mer, c’est le vocabulaire)

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À l’époque moderne, la question de la régularité des marées a intéressé beaucoup des plus grands esprits scientifiques de leur temps : Kepler, Galilée, Newton, Bernoulli, Euler…

Après Newton, l’idée que les marées sont causées par l’influence gravitationnelle de la lune et du soleil est globalement acceptée. C’est Laplace qui propose la première modélisation dynamique des marées, à la fin du XVIIIe siècle. Au milieu du XIXe, le travail de Laplace est approfondi par Kelvin, et en 1921, A T Doodson publie une méthode permettant d’intégrer les différents paramètres nécessaires au calcul des marées, grâce à un ordinateur analogique :

[La dernière machine de Doodson-Légé en état de marche, conservée au Proudman Oceanographic Laboratory, où elle était utilisée jusqu’au début des années 1960]

Aujourd’hui, toutes ces poulies et ces leviers ont été mangés par des ordinateurs de plus en plus petits, jusqu’à atterrir dans ma montre.

2. Les marins

J’avais prévu de vous citer un extrait du livre de Marcus Rediker que je lis en ce moment, À bord du négrier – Une histoire atlantique de la traite, qui aborde le commerce des esclaves sous l’angle très concret du bateau et du « passage du milieu », c’est-à-dire la traversée de l’Atlantique  — mais franchement c’est trop atroce pour être divertissant, et ce serait malhonnête que de choisir un passage qui ne serait pas atroce.

À la place, je préfère vous parler de quelque chose que j’ai appris dans un autre livre de Marcus Rediker, Les Hors-la-loi de l’Atlantique – Pirates, mutins et flibustiers (les deux livres sont traduits en français par Aurélien Blanchard).

Edward Barlow a sillonné toutes les mers du monde pendant près d’un demi-siècle (1659-1703). La seule chose la plus remarquable que sa capacité à survivre aussi longtemps dans un environnement aussi dangereux — et souvent mortel — est le récit qu’il nous a laissé de son combat pour la survie. Son journal […] est une œuvre extraordinaire composée de deux cent vingt-cinq mille mots et plus de cent cinquante dessins, dont certains en couleurs.

Barlow était autodidacte, et Rediker note combien il est exceptionnel de pouvoir « entendre un homme de basse extraction parler de sa propre voix ». « Nous pouvons découvrir la vie de marin telle qu’elle a été jetée sur le papier par la main calleuse d’un autodidacte, un homme qui accordait tant de valeur à ses observations qu’il parvint à les protéger pendant des années de la vindicte des éléments en les abritant dans une boîte de bambou hermétiquement fermée à la cire ».

[Journal of Edward Barlow, 1656-1703]

On y découvre la dureté du quotidien, les officiers retors qui retiennent la paie des marins pour s’assurer qu’ils ne désertent pas, la violence incontrôlée des capitaines, la nourriture infecte, les couchettes qui évoquent des niches de chiens. Barlow regrette souvent d’avoir été, jeune homme, trop fainéant pour apprendre un métier terrien, et aimerait que ses mots dissuadent les jeunes gens qui seraient tentés de prendre la mer.

Mais d’un autre côté :

Barlow tirait une grande fierté de son bourlingage, de ces voyages qui, d’un pauvre fermier de province, le transformèrent en homme du monde, en authentique cosmopolite. Il lui arriverait fréquemment, du haut de son mât, en pleine mer, de se retourner pour jeter un regard dédaigneux à ses anciens voisins : « Certains d’entre eux ne s’aventureraient pas une seule journée loin de la fumée de leurs cheminées ou du goût du lait de leur mère ; même si on leur proposait de boire et de faire ripaille comme le plus grand noble du pays, ils préféreraient rester chez eux à grignoter un peu de leur croûte brune et boire leur petit-lait. »

3. L’eau qui monte

Ca va faire au moins dix ans que j’écris le même roman, avec quelques pics d’activité et beaucoup de creux. Le résultat c’est plein de fragments, de bouts d’histoires, de scènes.

En voici une :

Antoine s'étira lentement, avec un petit râle de contentement.

"Tu sais Frédéric, tout est foutu. Les oiseaux, les insectes, la banquise, la civilisation. Tout. Toi et moi, on n'est même pas coupables — tout le monde s'accorde à dire que la dernière chance pour faire machine arrière c'était en 1979, le rapport Charney, c'est un moment unique parce qu'on avait à la fois la pleine conscience du désastre à venir et le temps de tirer sur le frein à main — et tu sais quoi ? Personne n'a rien fait, et pour ma part mes parents ne s'étaient même pas encore rencontrés, donc personnellement c'est compliqué de me sentir en faute. Évidemment on peut toujours reprocher à notre génération d'être restée trop longtemps aveugle, d'avoir vécu dans l'insouciance et l'irresponsabilité, d'avoir attendu d'être le nez dans la merde pour se découvrir une conscience. Et d'ailleurs nos parents ne s'en privent pas, de nous reprocher notre indolence et nos exigences et nos repentirs tardifs, alors que c'est eux qui se sont gavés comme des pourceaux, eux qui ont inventé le tourisme de masse et les bagnoles partout et le consumérisme débridé, eux qui se sont fait construire des maisons de 200m² en rase campagne."

"Alors oui, peut-être bien qu'on en a bien profité, de leur monde, avant de nous réveiller en sursaut, et peut-être bien que ça fait de nous des hypocrites, mais au point où on en est, être irréprochable ça n'est plus vraiment la question. La question c'est Quel est notre objectif ? Est-ce qu’on veut vraiment continuer à se gaver en attendant que ce soit Mad Max ? En tout cas c'est manifestement l'objectif des vieux, parce qu'ils savent, qu'ils se l'avouent ou non, qu'ils crèveront repus et avant d'avoir vu arriver l'addition. La note, elle sera pour nous."

"Le pire, pour eux, c'est qu'ils savent qu'ils auraient pu faire quelque chose, qu'il n'était pas trop tard. Mais soit ils trouvaient déjà les hippies ridicules et barbants, soit ils ont fini par renier leurs idéaux, faire des enfants, acheter une maison et aimer leur confort. Et finalement c'est ça qu'ils nous reprochent aujourd'hui : d'avoir précipité leur propre conformisme. Il faut les voir pleurnicher, Mais c'est pour vous qu'on a fait tout ça !"

"Un jour j'étais au café, pas loin d'ici, dans une station balnéaire super chic. À la table d'à côté il y avait deux vieux qui discutaient de la vie de leurs enfants respectifs, à Paris, l'un avocat et l'autre polytechnicienne. Les vieux trouvaient que les jeunes se plaignaient bien beaucoup, qu'avec toutes leurs études ça devait quand même être possible de trouver une meilleure place et un appartement dans un quartier plus agréable, qu'avec leurs histoires de Montessori les petits-enfants étaient élevés n'importe comment, qu’ils étaient ridicules avec leurs vélos, etc. À un moment un des vieux a sorti son smartphone. Son fils lui avait envoyé une appli pour simuler la montée du niveau de la mer, en lui disant que ça pourrait l'intéresser. Bon ça fait toujours un sujet de conversation alors il chausse ses petites lunettes et lance le truc sur son énorme smartphone, avec cette espèce de prudence des vieux, qui ont toujours peur que les gadgets leur explosent à la gueule. Les piliers de bar s'étaient retournés discrètement pour l'écouter, et je t'avoue que moi aussi j'étais curieux, du coup tout le monde s'était tu, on n'entendait plus que le vieux qui marmonnait Alors 'Me localiser', oui. Et puis mettons '2045'. 'Levez votre appareil', d'accord... Donc il lève son téléphone et regarde autour de lui à travers l'écran. Et là rien d'intéressant : juste le comptoir, le patron et les poivrots du cru. Il grommelle que ça marche jamais leurs machins et entreprend de reposer son smartphone sur la table — et là bim, en remettant son téléphone horizontalement, il voit qu'il a de l'eau jusqu'aux mollets. Il se met à regarder le sol du reste de la salle, et tout baigne dans 50 cm d'eau turquoise, avec un joli clapotis et un peu d'écume, on se serait crû dans Wind Waker. Il était hyper impressionné par le rendu, Ah dis donc ils sont forts, ça marche super bien leur truc. Il a fait passer son téléphone dans la salle pour nous montrer, et tout le monde était admiratif, il y en a pas eu un pour paniquer. Après les exclamations de rigueur les conversations ont repris comme si de rien n’était. Les gars continuent de s'acheter et de se revendre des maisons à 2 millions d'euros dans une ville qui culmine à 90 cm au-dessus du niveau de la mer, tous les hivers ils ont de l'eau plein leur cave, et ils ne voient pas le problème. Ils râlent pour que les pouvoirs publics posent des digues, et ils paient leur personnel à éponger quand l'eau rentre chez eux. C’est agaçant, mais ça ne va pas plus loin. Tant qu'ils ont leurs cours d'aquagym et leurs tournois de bridge, le monde peut bien s'effondrer. Et d'ailleurs il s'effondre."

Antoine finit sa bière et se tut un instant.

"Ce que je veux dire c'est : voilà qui nous donne des leçons. Personnellement, je me passerai de leurs conseils."

Il se tourna vivement vers Frédéric.

"Moi j'ai décidé de regarder les choses en face. Ni déni, ni désespoir. J'ai décidé de faire, de construire un avenir possible. Ici c'est un laboratoire. On a une société complète, soudée, fonctionnelle, exempte d'idéologie. On surfe sur la nature, si tu me passes l'expression, au lieu de chercher à l'exploiter. Même avec des enfants, notre bilan carbone est négatif, alors qu'on a tout ce qui compte. Et même un peu de superflu."

Frédéric était pensif. "En même temps c’est vrai qu’ils ont essayé, l'autogestion, les camps macrobio et les projets collectifs, et globalement ça s'est fini sur des histoires sordides d'argent, de coucheries, de partage des tâches ménagères, d'alcoolisme, de petits chefs—"

Antoine le coupa : "Personnellement j'en ai assez que les vieux arrivent avec leurs histoires d'anciens combattants. Au fond il s'agit toujours d'expliquer que rien n'est possible, qu'ils ont déjà essayé et échoué, et qu'ils ont eu raison de se résigner. Tu sais, la grosse différence entre eux et nous, c'est qu'eux ils faisaient ça par principe, par idéologie, pour se révolter contre leurs propres parents. Derrière tout leur sérieux doctrinaire, quand ils partaient à Katmandou ou qu'ils montaient un phalanstère, c'était d'abord et surtout pour faire chier leurs vieux, et ils sont persuadés que c'est notre tour aujourd'hui. Alors que nous on est là pour notre survie. Tu sais qu'on est obligés de faire pousser nos légumes dans des serres hydroponiques, tellement la terre est polluée ? Est-ce qu'on gueule en attendant que quelqu'un fasse quelque chose ? Non, on fait. On met les mains dans la merde et on fait. Pas pour prouver quoi que soit, simplement parce qu’on n’attend plus rien d’eux. Au fond c'est nous les pragmatiques, dans l'affaire, et eux qui restent prisonniers de leur idéologie — comme ils l'auront été toute leur vie, finalement, moyennant quelques retournements de veste."

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Et la semaine dernière sur twitter, sur quoi tombé-je ?

Mon erreur c’est de m’être obstiné à écrire un récit d’anticipation, alors qu’il faut raconter le réel.

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Voilà.

À la semaine prochaine, portez-vous bien.

M.

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