Bonsoir tout le monde.

Et bienvenue pour ce tour de chauffe de la nouvelle saison d'Absolument Tout. Je vous souhaite évidemment le meilleur pour l'année qui commence — beauté-santé-forme, réussite aux examens, découverte du sens de la vie, retour de l'être aimé, tout. Que cette newsletter soit ma modeste contribution à votre épanouissement.

J’ai pris beaucoup de retard sur les zines et j’en suis navré. Le prochain est en bonne voie. En attendant, j'ai créé sur un coup de tête l'Absolument Tout Film Club, un collectif dévolu au visionnage de films inattendus, en chair et en os ou à distance.

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Après cette traditionnelle page de publicité, c’est parti pour trois choses intéressantes.

1. Ungrading

Depuis 2020, la pandémie de covid a précipité la transition des universités vers l'enseignement à distance. En ces temps de restrictions budgétaires, ça a l'air d'une excellente idée : moins de locaux à chauffer et à entretenir, plus d'étudiants par enseignant, le confort d'étudier à domicile au lieu des heures passées dans les transports, bref c'est l'archétype de l'histoire où le progrès permet de rationaliser des habitudes désuètes pour le bénéfice de tous.

Ce qui n'est jamais tout à fait dit : oui, un seul prof muni d'une webcam peut faire cours à des centaines de personnes, mais il ne pourra pas corriger seul des centaines de dissertations. Il faut inventer d'autres modalités d'examen — et si on veut que ce soit bien fait, c'est du boulot.

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En mai dernier, Matt Crump racontait sur son blog un semestre difficile pour lui. À l'automne 2021, il donnait un cours en distanciel dans une université américaine, et il a soudain réalisé que la majorité de ses étudiants utilisaient un groupe WhatsApp pour se refiler les réponses aux quiz hebdomadaires et aux partiels.

Il se résout donc à renforcer sa sécurité :

Je savais que les étudiants allaient à nouveau tenter de collecter toutes les questions avant le second partiel. Donc j'ai réécrit toutes les questions sans les intégrer au pool d'entraînement. J'ai arrêté les quiz hebdomadaires et j'ai demandé des travaux rédigés. (...) J'ai aussi modifié le format de l'examen. Auparavant les étudiants voyaient toutes les questions d'un coup et ils avaient deux heures pour tout terminer. Pour le second partiel, j'ai activé "Une seule question à la fois" et "Interdiction de revenir en arrière". (…) Ces options compliquent le fait de tricher, mais elles dégradent aussi les conditions d'examen pour les étudiants. Ce n'est pas comme ça que j'ai envie d'organiser un examen.

[My students cheated... a lot]

Pour surveiller les examens en ligne, les universités ont parfois recours à des services dits de "proctoring", qui sont des logiciels de surveillance que les étudiants doivent installer sur leur propre machine, afin de vérifier qu'ils ne trichent pas. Vous avez peut-être entendu parler le mois dernier de la société française TestWe, qui avait été retenue par les responsables de la filière psychologie de l'Institut d'Enseignement à Distance de Paris 8 pour sécuriser les partiels de licence.

(C'est moi ou les seuls succès commerciaux de la French Tech sont des variations sur le flicage, entre l'ad-tech, le proctoring et les technos de surveillance vendues à des États autoritaires ?)

La liste des modes de contrôle de l'étudiant par TestWe est hilarante — enfin, tant qu'on n'a pas à s'y soumettre personnellement :

Manquent dans cette vidéo l'obligation de faire d’abord un panoramique de la pièce dans laquelle on est assis, l'interdiction d'être à contre-jour, de mâcher du chewing-gum, d’aller aux toilettes ou de quitter l’écran des yeux, et j’en oublie.

Comme on le voit : oui c'est possible d'automatiser/dématérialiser une tâche habituellement confiée à des humains, par exemple la surveillance d'un examen, mais la disparition de toute capacité d'appréciation de la situation a un coût. Et ce coût est généralement supporté par les personnes qui subissent l'automatisation, et non par celles qui l'ont décidée.

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Comme le raconte Next INpact, des étudiants de l'UCLouvain ou de l'UNIGE avaient déjà dénoncé le fiasco des examens surveillés par TestWe. Suite à la mobilisation des étudiants de Paris 8, les responsables de l'IED ont été successivement désavoués par leurs collègues, par la présidence de l'université et ses institutions paritaires, et enfin par la justice. Les examens du mois dernier ont donc eu lieu sur Moodle, la plateforme open source habituelle. Cependant, prenant acte du fait que les étudiants avaient obtenu de ne pas être fliqués pendant qu'ils passaient leurs examens, certains professeurs ont annoncé qu'ils rendraient le sujet de leur partiel plus difficile (essentiellement : plus de questions dans le même temps d'examen), pour compenser le fait qu'il ne serait pas possible d'empêcher les étudiants d'aller consulter leur cours.

Or il y a vraiment quelque chose qui me chiffonne dans l'idée que consulter des documents de référence pour répondre à une question représenterait une forme de faillite intellectuelle ou morale. Lors des examens en ligne "à livre fermé", c'est-à-dire sans accès aux supports d'apprentissage, les universités exigent de leurs étudiants qu'ils apprennent par cœur les PDF des cours en faisant abstraction du fait qu'ils pourraient y trouver instantanément la réponse demandée si une limitation artificielle ne les empêchait pas de le faire. En somme il sont censés faire semblant d'avoir un rapport au savoir inchangé par l'informatisation.

Pour le dire autrement : le fait de contrôler si des étudiants sont capables d'apprendre par cœur de grandes quantités d'informations est déjà une forme d'évaluation assez pauvre de leurs progrès, mais ça me semble proprement délirant quand l'intégralité de l'enseignement passe par une machine qui rendrait ces efforts inutiles, et les remplacera sitôt les études terminées.

Évidemment, inventer des modalités d'évaluation à distance adaptées aux modalités d'apprentissage à distance demande un peu de travail. C'est ce qui m'intéresse le plus dans l'histoire de Matt Crump : plus que par la tricherie, il était surtout consterné de voir que beaucoup de ses étudiants n'avaient même pas lu son cours. Après avoir confondu les tricheurs, il a donc décidé de concentrer ses efforts sur le fait d'offrir de nombreuses manières de s'y intéresser :

Pour tout dire j'ai abandonné l'idée d'empêcher mes étudiants de tricher. Il y aurait plein de moyens pour tout verrouiller. Ça ne m'intéresse pas. Si la vie c'est d'être surveillé par un logiciel de proctoring qui vous espionne et vous force à passer vos examens sous la contrainte, c'est une bien triste vie.
L'alternative, pour moi, a été d'ouvrir mon cours comme une fleur, et de permettre aux étudiants d'en sentir le parfum si ça les tentait. La plupart d'entre eux n'avaient même pas regardé le contenu du cours, donc mon second programme d'enseignement visait à leur donner toutes les occasions nécessaires de le faire.

[My students cheated... a lot]

J'ai le sentiment que c'est ce travail-là qu'on préfère remplacer par des solutions techniques ou des interdictions arbitraires. Au fond il y a une asymétrie un peu hypocrite : les universités profitent de l’informatisation pour corriger instantanément les examens, employer moins d'enseignants et réduire leurs coûts, les profs ne rechignent pas toujours à pomper Wikipédia ou un collègue pour leur cours, mais tout le monde s'indigne quand les étudiants copient-collent du texte au lieu de le rédiger eux-mêmes ou s'entraident sur WhatsApp au lieu d'apprendre leur cours par cœur. Il me paraît difficile de se lamenter sur le manque d'éthique des étudiants quand ils ne font que suivre l'exemple que l'université leur donne.

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L'histoire de Matt Crump a été nettement plus diffusée qu'il ne l'avait imaginé, et il a donc préféré la mettre hors ligne (il y a moyen de la lire si vraiment ça vous intéresse mais je vous laisse vous débrouiller). À la place de son texte d'origine, il a publié une bibliographie commentée sur la question de la triche aux examens universitaires. Lui-même dit en être venu à penser que la meilleure approche était celle de l'ungrading, où les étudiants se notent eux-mêmes, ainsi présentée par Jesse Stommel :

Je ne note pas les travaux de mes étudiants, et je ne l’ai pas fait depuis 20 ans. Cela continue de me faire l’effet d’un acte de résistance personnelle, professionnelle et politique. Tous les établissements dans lesquels j’ai travaillés exigent que je fournisse des notes, donc je demande aux étudiants d’écrire à propos de leurs propres progrès. La majeure partie de mon temps de “correction” est employé à lire ces textes et à adapter mon cours à la volée à mesure que j’apprends à connaître mes étudiants. (...)

De mon point de vue, les approches les plus authentiques de l’évaluation sont celles qui impliquent directement les étudiants en tant qu’experts de leur propre apprentissage. Je réponds à leurs auto-évaluations avec des mots, des phrases et des paragraphes, ou même simplement en parlant avec eux, plutôt que de recourir à un système quantitatif grossier. (…)
Mes étudiants choisissent eux-mêmes leur note à la fin du semestre. Je leur dis “Je me réserve le droit de modifier les notes si nécessaire”, mais en 20 ans, j’ai constaté que les étudiants se notaient de manière extrêmement juste. Mes étudiants ont des A, des B, des C, et même des F.

[Ungrading: an FAQ]

Vous remarquerez que cette approche nécessite des profs qui ont le temps, les moyens et l'envie d'interagir avec leurs étudiants, et n'est donc guère automatisable.

2. Dadcore

Au milieu de l'avalanche de séries télé produites chaque année, un sous-genre connaît un succès qui ne se dément pas, tout en ayant rarement les honneurs de la critique : le dadcore, ou série télé pour daron.

En théorie, un père peut apprécier n’importe quelle émission. Mais il y a des séries qui offrent le mélange parfait d’action, de gadgets, et de héros d’âge mûr pour capter l’attention de votre père.

[12 TV Shows With Big Dad Energy]

Il faut s'imaginer ici un daron générique et composite, à la manière du papa universel d'Arte Radio. La série pour daron, c'est celle qui parle à tous les pères fatigués et plus dans le coup du monde :

Si la série est avec Liev Schreiber, Paul Giamatti, Mark Harmon, James Spader, Tom Selleck, ou tout autre acteur connu, qui vieillit bien mais est complètement entré dans l’âge mûr, et possède un sens inné du solennel, alors c’est indubitablement une série pour daron. Ces personnages sont souvent affublés d’un nom absurde, comme Hap Collins, ou Leroy Jethro Gibbs.
(...) En général, les séries pour darons tournent autour d’un héros aux prises avec des problèmes de darons typiques, notamment les difficultés à communiquer avec ses enfants, les insatisfactions professionnelles, le fardeau financier de la cinquantaine, l’immaturité émotionnelle, et les problèmes matrimoniaux vus du point de vue masculin. La description du personnage sonne souvent ainsi : “Veuf depuis un an à peine, Longmire est un homme qui tente de se reconstruire, mais tente de cacher sa douleur derrière une attitude courageuse et un humour pince-sans-rire.”

[Dad Shows Are Mom Jeans You Can Watch on TV]

Techniquement je suis plutôt un geriatric millenial qu'un boomer, cependant je suis bien obligé de prendre conscience de l'étendue de ma daronité quand je constate que le dadcore répond à beaucoup des griefs que j'ai pu adresser aux séries télé “de qualité” qui ont envahi les écrans depuis 20 ans : je préfère nettement une structure démodée de type méchant-de-la-semaine à une overstory interminable où tout est toujours en suspens à la fin de l'épisode, et je préfère aussi des héros familiers et compétents, pas exempts de défauts évidemment mais globalement moraux, au lieu des sales types qui font des sales coups pendant 8 saisons et sont censés gagner progressivement notre respect ou notre compassion malgré tout.

En somme je préfère regarder Bosch que Breaking Bad, ce qui me place fermement dans la catégorie des gros darons. Je supporte mal les séries prestige TV qui pompent les codes visuels du cinéma, sa gravité et ses thèmes, mais dont l'écriture lourdingue et délayée indique qu'elles sont malgré tout et indubitablement des trucs que les gens regardent en accéléré ou en jouant à Two Dots, voire les deux.

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Heureusement le dadcore ne se limite pas aux séries. Il y a aussi du cinéma pour darons, dont je suis également un client enthousiaste.

Encore une fois, c'est peut-être l'andropause qui me guette, mais je constate que je trouve de moins en moins d'intérêt aux films d'action que j'ai tant aimés. Je me surprends à décrocher complètement pendant les fusillades et les explosions, et à espérer que la prochaine scène avec des dialogues réveillera un peu mon intérêt. Évidemment je suis souvent déçu. Alors je me tourne vers le film pour daron, parce que là au moins je sais à quoi m'en tenir.

Plutôt que de vous donner des exemples, je vous recommande d'aller lire la discussion suivante entre les critiques de The Ringer, qui parviennent collectivement à une définition :

Je pense que les règles du film de daron sont les suivantes :
  • Historique
  • Raconté de manière (globalement) linéaire
  • Parle de travail, de responsabilité ou d’esprit d’équipe, d’une manière ou d’une autre
  • Contient de l’action mais pas de gore, ni de violence trop intense ou réaliste (le test du Soldat Ryan : est-ce qu’on voit des intestins dans ce film ?)
  • Le personnage identificatoire doit être sexuellement fonctionnel. Il peut avoir du cholestérol, une tumeur, etc., mais il ne doit jamais être suggéré que sa partenaire est frustrée.
  • L’histoire transmet quelque chose à la famille du daron que les mots seuls ne suffisaient pas à dire

[Introducing the Dad Movie Hall of Fame]

Le film pour daron est rassurant et confortable comme un vieux cardigan troué aux coudes. Il est parfois un peu raciste et étriqué mais il fait des efforts, alors on fait avec parce qu'on l'aime et qu'on se dit que c'est trop tard pour le changer complètement.

3. Polaroid SX-70

Pour finir, je voulais vous montrer ce petit film promotionnel pour le mythique Polaroid SX-70, découvert grâce à un ami qui se reconnaîtra. Le film a été réalisé par Charles et Ray Eames en 1972, et il présente avec un luxe de détail étonnant les spécificités de cet appareil proprement magique :

Je pensais que c'était seulement un Polaroid pliant, ce qui en soi aurait été cool, mais c'est surtout un appareil de meilleure qualité que les tanks en plastique que j'ai pu utiliser, avec un objectif en verre et une visée reflex.

Dans la première séquence d’Alice dans les villes de Wim Wenders, le personnage principal traverse les États-Unis pour écrire un article décrivant le pays à des lecteurs allemands. Il finit par arriver dans le bureau new-yorkais du magazine avec une pile de Polaroïds pris avec son SX-70 et, à la grande surprise de son rédacteur en chef, pas une ligne de texte pour accompagner sa boîte à chaussures pleine de photos.

Quiconque a déjà pris une photo avec un Polaroïd comprendra les difficultés du personnage : il y a quelque chose d’unique et d’indicible dans une photo instantanée.

[Our Five Favorite Cameras Not Made in Japan or Germany]

C’est marrant comme la photo instantanée fait partie de ces technologies que la tendance générale à la dématérialisation ne parvient pas à faire disparaître. Fuji vend des tonnes d’Instax, The Impossible Project est parvenu à ressusciter une ligne de production de film pour Polaroïd, et j’avoue que j’ai souvent envie de piquer à ma fille son appareil photo à imprimante thermique.

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Et ce sera tout pour cette fois. J'avais sincèrement prévu de faire plus court et plus souvent mais j'y arrive pas, alors je ne vous promets plus rien.

Portez-vous bien.

M.