Bonsoir tout le monde.

Pour cette avant-dernière newsletter avant de passer au format d’été, on va parler de légendes urbaines (et rurales) — un petit avertissement tout de même, le premier sujet évoque des évènements fort déplaisants, et vous avez tout à fait le droit de le zapper si vous n’êtes pas d’humeur.

Allez hop. Si vous avez vos tickets et que vos ceintures sont bien accrochées, on démarre.

1. Le miroir de la salle de bain

Au printemps dernier, vous avez peut-être vu la série de vidéos suivante, initialement publiée sur TikTok mais reprise à peu près partout :

Si vous avez la flemme de regarder : Samantha Hartsoe sent un courant d’air persistant dans la salle de bain de son appartement new-yorkais, qui semble venir de son miroir. Elle décroche donc son armoire de toilette et derrière : un trou béant. Prenant son courage à deux mains, elle se glisse dans l’ouverture et découvre un vaste appartement inoccupé. Brrr.

⌾⌾⌾

Un certain nombre de gens ont trouvé ces vidéos plus angoissantes que divertissantes, notamment ceux qui avaient vu un film d’horreur de 1992, Candyman, qui contient une scène remarquablement similaire :

https://gfycat.com/fr/alerthauntinggrassspider

Candyman est un film assez curieux. Il est adapté d’une nouvelle de Clive Barker dont l’action se situe à Liverpool ; mais le film transpose l’histoire à Chicago, dans les logements sociaux Cabrini-Green, dont le nom était alors synonyme, aux États-Unis, de “quartier à problèmes”. Un immeuble de logements sociaux situé à proximité avait notamment été le théâtre, en 1987, d’un meurtre particulièrement sordide et jamais élucidé : Ruthie Mae McCoy avait été tuée chez elle par quelqu’un qui avait pénétré dans son appartement par son armoire de salle de bain. Elle avait eu le temps d’appeler la police, mais n’avait pas été prise au sérieux.

[Vous pouvez lire le reportage de 1987 ici, mais franchement c’est atroce à tout point de vue]

C’est ce meurtre (à peine modifié) qui sert de point de départ à Candyman. L’héroïne du film, Helen, est étudiante en sémiologie et travaille sur les légendes urbaines. Elle apprend que les habitants de Cabrini-Green attribuent le meurtre à Candyman, le spectre d’un homme noir qui hante les lieux depuis un siècle, après avoir été lynché dans des conditions particulièrement dégueulasses.

Le film est assez grinçant à tous les niveaux, avec ses universitaires pompeux et/ou arrivistes, une représentation très dure du ghetto, et un discours frontal sur la ségrégation sociale et raciale à l’œuvre. Ainsi, pendant ses recherches, Helen découvre que l’immeuble qu’elle habite aurait dû contenir des logements sociaux, mais que la ville a préféré vendre les appartements sur le marché privé après avoir réalisé que la vue et l’emplacement permettraient de gagner beaucoup d’argent.

Néanmoins, il reste les stigmates de la construction d’origine, notamment les salles de bain qui communiquent par les armoires de toilette — une bizarrerie censée faciliter l’accès aux gaines techniques pour les opérations de maintenance, mais qui obligeait les résidents de Cabrini-Greene à barricader la porte de leur salle de bain avant d’aller dormir.

⌾⌾⌾

Ironiquement, Cabrini Green est aujourd’hui méconnaissable : peu de temps après la sortie de Candyman, à la fin des années 1990, la gentrification a créé un quartier pudiquement qualifié de mixte, ce qui signifie que les logements sociaux ont laissé la place à des résidences privées et à des maisons que les habitants du quartier ne peuvent pas se payer.

2. Polybius

La deuxième histoire de ce soir m’a été envoyée par un sympathique lecteur (qui se reconnaîtra), qui m’a aimablement signalé un article d’Ellen Replay paru dans le numéro de mai de Canard PC, à propos de Polybius :

Polybius serait un jeu d’arcade inédit apparu dans plusieurs banlieues de Portland, Oregon, en 1981. Le jeu est décrit comme populaire au point de créer une dépendance, avec des files d’attente se formant autour des machines et des gens se battant entre eux pour jouer à leur tour. Les machines recevraient régulièrement la visite d’hommes en noir, qui collectent les données des machines, apparemment pour tester les réponses aux effets psychoactifs du jeu. Les joueurs auraient souffert d’une série d’effets secondaires désagréables, y compris l’amnésie, l’insomnie, des terreurs nocturnes et des hallucinations. Environ un mois après sa supposée sortie en 1981, Polybius aurait disparu sans laisser de trace.

[Polybius - Légende urbaine]

C’est au tout début des années 2000 que le mythe de Polybius se diffuse un peu partout sur internet :

Un peu avant septembre 2003, Kurt Koller, le propriétaire de coinop.org, parle de Polybius au magazine de jeux vidéo GamePro. […] Après cet article dans le magazine GamePro, un certain nombre de personnes ont affirmé avoir joué un rôle dans l’histoire de Polybius. En 2006, un homme du nom de Steven Roach affirme être un des programmeurs originaux du jeu, et dit que sa société avait développé un jeu au graphisme très avant-gardiste. Cependant, selon Roach, les animations auraient provoqué une crise d’épilepsie d’un jeune garçon, et les bornes d’arcade auraient été retirées par la société en panique.

[Polybius - Légende urbaine]

Comme toute légende urbaine réussie, l’histoire de Polybius agrège des éléments réels mais disparates (l’histoire d’ados pris de crampes ou de maux d’estomacs à force de jouer pendant des heures, le fait que les salles d’arcade étaient des lieux de trafic de drogue et de paris illégaux, et pouvaient donc effectivement attirer parfois l’attention du FBI) et s’intègre bien à la panique morale que pouvait susciter le caractère addictif des jeux vidéo, tant au début des années 80 qu’au début des années 2000. Entre ça et la fascination des nerds de ma génération pour le folklore des jeux vidéo de leur enfance, on comprendra aisément que le mythe ait connu un certain succès.

⌾⌾⌾

Il existe moult vidéos qui décortiquent les multiples couches de rumeurs et de témoignages plus ou moins délirants autour de Polybius. Pour avoir le fin mot de l’histoire, vous pouvez voir ce documentaire très complet de la chaîne YouTube Ahoy :

Les conclusions sont sans appel : “Le cinéaste et journaliste gaming Stuart Brown, après avoir enquêté sur l’origine de la légende, n’a trouvé aucune preuve du mythe de Polybius existant avant l’an 2000. Il a conclu que Polybius était un canular intentionnel de Kurt Koller, le propriétaire de coinop.org, afin de générer du trafic vers son site Web.”

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Polybius_Arcade_1.JPG

Plusieurs développeurs différents ont proposé des versions apocryphes de Polybius. Rogue Synapse a créé une fausse borne d’arcade (ci-dessus), et un jeu intitulé Polybius est sorti sur PS4 en 2017, avec une histoire alambiquée où le développeur prétendait avoir pu jouer à la version originale dans un entrepôt (évidemment c’était faux).

⌾⌾⌾

L’histoire de Polybus me met mal à l’aise, notamment parce qu’elle m’évoque une autre histoire, dont j’avais parlé il y a quelques années :

Il y a par exemple [sur reddit] un groupe de gens qui soutiennent mordicus avoir vu, dans les années 90, un film intitulé Shazaam, une comédie avec un génie de la lampe. A eux tous ils se rappellent de scènes entières, de répliques, de la jaquette de la VHS. Ce film n’existe pas. Ils confondent vraisemblablement avec Kazaam, une daube attestée avec Shaquille O’Neal et dont l’intrigue est similaire. Mais tous sont persuadés, ou font semblant d’être persuadés, et en tout cas clament, qu’un complot vise à nier l’existence de ce film. Quand l’article du New Statesman qui raconte cette histoire est sorti, tout le monde a eu l’air de trouver ça hilarant. Apparemment je suis seul à penser que cette falsification volontaire du passé (ou, soyons charitable, cette hallucination collective auto-entretenue) a quelque chose de parfaitement sinistre.

[La vendetta]

⌾⌾⌾

Le mythe de Polybius m’a enfin rappelé un film des années 80, The Last Starfighter, où une borne d’arcade mystérieuse sert en fait de système de recrutement pour une armée intergalactique.

Là non plus le jeu Starfighter n’existait pas, en réalité — en tout cas pas avant d’être développé au début des années 2000, encore une fois par Rogue Synapse, qui est allé jusqu’à acheter une réplique certifiée de la borne du film pour recréer non pas seulement ce qu’on voit dans le film, mais ce dont le film nous faisait rêver.

Et je suis sans doute un rabat-joie mais je persiste à trouver sinistre ce besoin viscéral de ma génération de matérialiser et de sacraliser ses souvenirs d’enfance. Il n’y a plus de place pour l’ambiguïté, l’imagination, le fantastique, ou même simplement la nouveauté. Tout doit être explicite et dépourvu de zone d’ombre, maladivement fidèle à ce dont nous rêvions quand le futur était encore futuriste.

3. Lâchers de vipères

Pour finir : une dernière légende, rurale celle-ci, signalée par l’ami @nimwendil.

⌾⌾⌾

À la fin des années 70 et au début des années 80, on voit partout dans les campagnes françaises des hélicoptères qui larguent des centaines, voire des milliers de vipères. Enfin, on ne les voit pas à proprement parler, mais quelqu’un les a vus, c’est sûr, et de toute façon on retrouve partout les traces de ces parachutages : sacs de jute accrochés en haut des arbres, boîtes étranges qui traînent partout, vipères aux couleurs exotiques qui pullulent et n’ont pas pu arriver là seules.

Sont blâmés les labos pharmaceutiques, qui auraient besoin de serpents pour produire des anti-venins, mais surtout le nouveau ministère de l’Environnement et plus globalement les écologistes, qui ont décidé de faire chier les braves gens en leur jetant des serpents dessus.

⌾⌾⌾

En 1990, Véronique Campion-Vincent a consacré un passionnant article à cette histoire dans la revue Ethnologie française. Pour elle, tout part de la promulgation de la loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature. “Animal maintenant protégé, la vipère est cependant perçue par le grand public comme dangereuse et nuisible. Jusqu’à la date du décret, la destruction des vipères était récompensée par l’administration” (p. 144).

Ici encore, la légende agrège des éléments disparates mais réels : les fréquentes histoires de serpents exotiques abandonnés ou fugueurs ; la création récente de parcs naturels où la chasse est interdite ; le fait que les laboratoires achetaient des serpents pour prélever leur venin, et étaient parfois censés les relâcher ; le fait que des clubs de pêche avaient utilisé des hélicoptères pour des alevinages dans des lacs d’altitude ; l’unique incident documenté où, en 1973, des vipères avaient été relâchées volontairement par un jeune amateur “afin d’élargir leur aire d’extension” ; les tentatives alors balbutiantes de réintroduction de grands prédateurs — ours, lynx, loups, rapaces — qui passaient fort mal auprès de la population rurale.

C’est cette mentalité de réhabilitation et d’affection pour les ‘nuisibles’ qui a marqué la conception que le grand public se fait des écologistes et rend vraisemblable nos récits de lâchers de vipères. […] Les vipères sont l’archétype de l’animal mauvais dans son essence ; leur réintroduction volontaire est un “comble”, un exemple parfait de bonnes intentions devenues folles. […]

Les hélicoptères qui pourraient tout d’abord sembler un ajout superflu sont en fait le nœud de l’histoire […]. C’est cet élément extravagant qui attire l’attention, en fait une histoire bonne à répéter et à diffuser, amusante à raconter, une si bonne histoire que l’on sent le besoin d’y participer, et que les portes de la mythomanie s’ouvrent toutes grandes pour favoriser une diffusion épidémique du récit.

[Véronique Campion-Vincent, “Histoires de lâchers de vipères : une légende française contemporaine, pp. 149-150]

En conclusion, l’article cite d’abord Levi-Strauss (“L’objet du mythe est de fournir un modèle logique pour résoudre une contradiction”), puis ce passage lumineux de Peter Lienhardt :

La rumeur est proche de la pensée métaphorique, non de la pensée logique, elle ne se trouve pas par spéculation rationnelle. Elle est figurative. Par conséquent les attitudes qu’elle exprime n’ont pas à être consistantes entre elles. Un ensemble bizarre de “faits” — il doit être bizarre pour que la rumeur fonctionne — est inventé pour coïncider avec les attitudes du public. L’histoire fournit la logique […], elle permet aux attitudes du public d’être co-présentes, même si elles ne sont pas consistantes.

[Lienhardt Peter A, 1975, « The interpretation of rumour », Studies in Social Anthropology, trad. par V. Campion-Vincent]

L’article de Véronique Campion-Vincent a plus de 30 ans, mais d’une part les rumeurs de lâchers de vipères n’ont pas disparu (seulement évolué), et d’autre part il me semble qu’il offre un éclairage intéressant sur des phénomènes actuels, où des évolutions sociales pourtant rationnelles et fondées se heurtent à des croyances parfois loufoques — évidemment je pense aux anti-vaxx, mais aussi à des choses de cet ordre :

⌾⌾⌾

Et ce sera tout (ouf) pour cette fois. On se retrouve la semaine prochaine pour les abonnés Patreon, et le 23 juin pour ABSOLUMENT TOUT. Profitez bien du couvre-feu étendu, pour ma part je vais tâcher de dormir un peu, enfin.

Portez-vous bien.

M.