Bonsoir tout le monde.

Cette semaine, on va renouer avec une de mes obsessions les plus tenaces puisqu’on va parler d’îles, plus ou moins lointaines mais forcément exotiques.

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Incidemment, mon zine de mai est enfin prêt, et c’est aussi une histoire d’îles.

[KIMCHI OVERDOSE – VOL. 5]

La semaine dernière, j’ai voulu me remettre en jambes avant mon voyage à vélo de cet été, alors j’ai entrepris d’aller voir toutes les îles de Paris et des départements limitrophes. Vous pourrez suivre cette aventure épique comme si vous y étiez en commandant KOD vol. 5 - “34 îles” sur la boutique de Cœur de Toner, ou en vous abonnant sur Patreon si vous voulez le recevoir chaque mois — à noter que dans les deux cas, vous avez le choix entre version PDF et papier.

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Voilà. Commençons par deux histoires signalées par mon excellent ami et correspondant dans l’océan Indien.

1. Le trésor de la Buse

En août 2018, sur l’île de Rodrigues, deux randonneurs sortis des sentiers balisés découvrent trois parois rocheuses ornées de marques qui les intriguent. Ils croient d’abord qu’il s’agit de traces laissées par l’érosion. “L’un d’eux qui a photographié ces marques, a ensuite examiné les gros plans pris. Il a réalisé qu’elles n’étaient pas naturelles mais des signes intentionnels, réalisées au ciseau ou au burin. Il a immédiatement averti son ami”. Les deux hommes retournent sur les lieux et réalisent qu’il existe une cavité derrière les parois rocheuses. L’un d’eux glisse son téléphone portable à l’intérieur, entre les parois :

Quand il a examiné les clichés, il a vu ce qui semble être un coffre rouillé, une baguette métallique du coffre qui s’y est détachée, des restes de corde provenant d’un système de poulie encore visible, une borne en pierre, placée verticalement devant le coffre.

Et sous le coffre, il a remarqué un petit point rouge non identifiable sur les photos et sur le sol, en contrebas du coffre, ce qui pourrait être une chimère, soit un véritable crâne de chèvre monté sur un corps en métal brillant qui pourrait être de l’or jaune.

[Rodrigues: un fabuleux trésor datant d’environ 300 ans découvert par hasard ?]

Pour l’instant ce n’est qu’un coffre et (peut-être) une chimère d’or, mais le trésor attise déjà toutes les convoitises : on s’imagine tout de suite qu’il pourrait s’agir du trésor de La Buse.

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Olivier Levasseur, dit « la Buse », est un pirate du XVIIIe siècle, dont on ne sait pas grand chose avec certitude, sinon qu’il réalisa ce qui est considéré comme la plus grosse prise de l’histoire de la piraterie, celle du navire portugais La Vierge du Cap. À son bord se trouvaient notamment des épices, de l’or, de l’argent, et des diamants destinés au roi du Portugal lui-même (j’ai lu des estimations de la valeur de ce trésor allant de centaines de millions à plusieurs milliards d’euros actuels).

Après cette bataille gagnée sans trop de gloire (la Vierge du Cap était immobilisée dans le port de St-Denis de la Réunion et avait perdu une bonne partie de ses canons), la Buse se sépare de ses associés pour profiter de la belle vie des pirates.

« La Buse » décide de s’installer à Madagascar. Le roi de France et le gouverneur de Bourbon offrent une amnistie aux flibustiers qui renonceraient à la piraterie et qui s’installeraient à Bourbon. Il semble que « La Buse » réponde à cette proposition, mais pas totalement, notamment en n’allant pas à Bourbon, mais en restant à Sainte-Marie, même s’il ne commet plus d’acte de piraterie.

[…]

Vers 1729, la Buse exerce le métier de pilote dans la baie d’Antongil, à Madagascar, il offre ses services aux navires européens de passage. C’est ainsi qu’il monte à bord de “La Méduse”, de la Compagnie des Indes, qui souhaitait entrer dans le port. Le capitaine Dhermitte, négrier notoire, commandant de bord et accompagné de l’ancien forban Piotr Héros, le reconnait et le fait prisonnier. Il semble que la capture du pirate était l’un de ses objectifs. Il est conduit, les fers aux pieds, à l’île Bourbon pour y être jugé. Là, il refuse de parler au nouveau gouverneur, Pierre-Benoît Dumas. Le procès est rapide, il est condamné à être pendu et exécuté le 7 juillet 1730.

[La Buse]

Et le trésor, alors ? S’il avait seulement été perdu, bon, peut-être que tout le monde se serait fait une raison. Mais avant de monter sur l’échafaud, la Buse aurait lancé un défi à la foule :

D’après la légende orale, retranscrite par de nombreux auteurs, le pirate aurait jeté son cryptogramme dans la foule juste avant de mourir pendu le 7 juillet 1730. Tout en lançant son cryptogramme vers la foule venue assister à sa pendaison, il se serait écrié « Mon trésor à qui saura le prendre… »

[Cryptogramme de La Buse]

[Le cryptogramme du forban, vraisemblablement apocryphe mais qu’importe]

Entre les nombreuses zones d’ombre de sa biographie et cette fin spectaculaire, la Buse excite les imaginations depuis bientôt 300 ans. On le retrouve dans l’Histoire générale des plus fameux pirates de Daniel Defoe, dans plein de livres de chasseurs de trésors, et jusqu’à aujourd’hui dans d’innombrables fictions (je vous recommande chaudement une bande dessinée sortie en 2007 autour de la figure de la Buse, Île Bourbon 1730, écrite par l’auteur réunionnais Appollo et dessinée par Lewis Trondheim).

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Et le trésor de Rodrigues, alors ? Est-ce que c’est celui de la Buse ? Est-ce qu’on l’a retrouvé ?

Début 2019, alors que rien de plus que la chimère n’avait encore été excavé, tout le monde s’excitait beaucoup pour savoir si le trésor putatif appartenait à ses inventeurs, au gouvernement central de Maurice, ou à celui, local et autonome, de Rodrigues. Et pendant que tout le monde s’écharpait, le coffre et la chimère ont été volés.

Il a été question de fouiller d’autres sites environnants, mais pour l’instant, rien. Le fabuleux trésor de la Buse reste introuvable, et au fond c’est très bien comme ça.

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Au fait — la phrase lancée par la Buse sur l’échafaud rappellera sans doute quelque chose aux lecteurs de One Piece, puisqu’elle ressemble beaucoup à celle prononcée par Gold Roger, le seigneur des pirates, à la toute première page du manga :

2. Agaléga

Agaléga, nous dit Wikipédia, “est un archipel de l’océan Indien, territoire éloigné de la République de Maurice, situé à 1 064 km au nord de l’île Maurice. D’origine corallienne, il est formé de deux îlots - les îles du Nord et du Sud - reliés par un isthme sablonneux.”

Les deux îlots occupent une superficie de 25 km2 et comptent aujourd’hui environ 300 habitants de langue créole, majoritairement descendants d’esclaves libérés après l’abolition de l’esclavage par l’Angleterre, dans les années 1830. Et sans vouloir sombrer totalement dans un exotisme béat, Agaléga ressemble tout à fait à l’idée qu’on se fait d’une île paradisiaque : cocotiers, mangroves, climat tropical, et plages de sable fin.

Sauf qu’à l’automne 2019, des centaines d’ouvriers engagés par le gouvernement indien débarquent sur l’île du Nord, la plus grande, et commencent à y construire une jetée de 60 m de long et à raser des kilomètres de forêt pour pour y bâtir une piste d’atterrissage.

Officiellement, il s’agit d’un simple échange de bons procédés entre le gouvernement indien et celui de Maurice, suite à la signature d’un accord entre les deux pays en 2015 : le gouvernement mauricien affirme que le débarcadère et la piste d’atterrissage “visent à favoriser la production de coco et le développement de la pêche” et nie, en dépit de rumeurs persistantes, qu’il s’agit d’un prélude à l’installation d’une base militaire indienne.

La semaine dernière néanmoins, face aux questions des députés d’opposition, le premier ministre de Maurice a dû concéder que les nouvelles infrastructures auraient des usages “notamment civils” (entre temps, la jetée a atteint les 250 m de long et la piste d’atterrissage les 5 km) :

Le Mauricien souligne que le chef du gouvernement a également évoqué la volonté de l’Inde d’épauler son pays dans la lutte contre les trafics de drogue, la pêche illégale dans sa ZEE (Zone Économique Exclusive), la piraterie et le terrorisme, des arguments sécuritaires qui justifieront l’implantation d’un poste militaire avancé conjoint (sans stockage de munitions).

[Maurice : l’Inde ne souhaite pas transformer Agaléga en base militaire]

Est-ce qu’il y aura une base militaire ? La réponse est longue mais la réponse est oui.

[Image satellite de Diego Garcia]

Or les Agaléens ont quelques raisons d’être méfiants, car l’histoire de leur île rappelle singulièrement celle d’une autre île de l’océan Indien, Diego Garcia, qui est restée sous souveraineté britannique lors de l’indépendance de l’Île Maurice.

En 1966, le gouvernement britannique signe un accord avec celui des États-Unis, qui prévoit la construction d’une base militaire sur Diego Garcia, dont la position est stratégique — tellement stratégique que les Américains réclament bientôt de disposer de l’intégralité de l’île :

En 1971, les Chagossiens de Diego Garcia et les habitants des autres îles du Territoire britannique de l’océan Indien sont déportés par le Royaume-Uni, à la demande des États-Unis, vers les Seychelles et Maurice dans le cadre du développement des activités militaires dans l’atoll. Depuis, Diego Garcia ne compte plus de population indigène. Certains des anciens habitants de l’atoll y sont toutefois revenus en tant que visiteurs en avril 2006 mais sans possibilité de retourner y vivre. Les Chagossiens continuent de réclamer un droit au retour sur Diego Garcia et malgré plusieurs décisions favorables des cours de justice britanniques, le gouvernement du Royaume-Uni utilise des pouvoirs spéciaux pour empêcher leur retour.

Diego Garcia

Aujourd’hui, la base américaine de Diego Garcia abrite notamment une station de transmissions du réseau Echelon et, vraisemblablement, un site de détention non-officiel de la CIA.

3. Le Paradou

En préparant le zine, je suis tombé sur un article d’Isabelle Duhau, publié dans la revue In situ en 2017, à propos des “insulaires de la Seine francilienne. On y découvre comment les îles de région parisienne (notamment celles des Yvelines), qui attiraient déjà quelques grands bourgeois et aristocrates sous l’Ancien régime, deviennent avec l’arrivée du chemin de fer des lieux de villégiature prisés des Parisiens plus ou moins riches :

Dès 1880, [Émile Zola] fait installer sur l’île du Platais, face à son jardin, un chalet acheté lors des démolitions de l’Exposition universelle de 1878, qu’il baptise « Le Paradou » et auquel il accède en barque. Grâce au chemin de fer, de nombreux Parisiens, à l’image de Zola, vont pouvoir rejoindre la campagne plus rapidement et plus souvent. Cette villégiature « de bord de ville » mérite encore d’être racontée, tant l’Île-de-France est devenue une aire de résidences principales – forcées, pour beaucoup de provinciaux attirés par le marché du travail – dont on rêve de s’éloigner aux premières vacances. Dernières terres vierges à conquérir, après que nombre de lotissements ont été implantés dans des zones plus accessibles (notamment les parcs des grandes demeures d’Ancien Régime), plusieurs îles sur la Seine ont fait l’objet d’une urbanisation au début du xxe siècle.

[Les insulaires de la Seine francilienne : villégiateurs un jour, villégiateurs toujours ?, §9 & 10]

[Le chalet sur l’île du Platais]

Pour ceux qui n’ont pas les moyens de se payer une résidence secondaire, c’est aussi dans la seconde moitié du XIXe siècle que naissent les cabarets de l’île de Chatou, qui seront peints par les impressionnistes (d’où le rebranding actuel de l’île), et décrits sous un jour nettement moins flatteur par Maupassant.

Mais la bamboche ne dure guère :

La pollution engendrée par les rejets industriels juste en aval de Paris (Gennevilliers, Issy…) et toutes les usines installées en amont de la capitale (Ivry, Vitry, Alfortville…) décourage les baigneurs. L’importance du trafic fluvial empêche le canotage, bientôt interdit dans maints endroits. Finalement les guinguettes de Seine aval ferment dès le tournant du xxe siècle, après quelques décennies d’activité. La partie de campagne se déplace vers la Marne, à l’est de la capitale, voire sur les bords de l’Oise, au nord-ouest, davantage préservés.

[Les insulaires de la Seine francilienne : villégiateurs un jour, villégiateurs toujours ?, §22]

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Les bords de Seine retrouvent un certain attrait dans l’entre-deux-guerres, sous l’influence des théories hygiénistes.

En 1928, les frères Durville, médecins promoteurs du naturisme, créent la Société naturiste qui acquiert le sud de l’île du Platais, à Villennes-sur-Seine, afin d’y aménager des espaces dédiés à la pratique sportive dans un cadre et une hygiène de vie le plus proche possible de la nature. Le complexe est baptisé « Physiopolis ». Un stade de dimensions olympiques, des terrains de tennis, de basket, de volley, un garage à bateaux, une piscine (qui ne fonctionnera guère) et des équipements communs (restaurant, sanitaires…) permettent à ses membres, végétariens militants, hébergés dans des tentes jusqu’à la construction de petits bungalows en fibrociment, de mettre en pratique leurs convictions. Très vite les complications juridiques, financières et judiciaires s’enchaînent. Face à la vente de parcelles aux sociétaires qui cherchent à « perfectionner » leur abri précaire d’origine, il ne peut être question d’un véritable lotissement, l’île, régulièrement inondée, n’étant pas viabilisée. Finalement, dans les années 1950, les naturistes de la première heure ont déserté l’île. Physiopolis devient officiellement « un camp de vacances et de week-end ». Mais si l’apéritif alcoolisé avant le barbecue carné est désormais de mise, une villégiature populaire y reste bien vivante. À deux pas sur la même île, plus au nord, là où Zola avait bâti son « Paradou » et où, à l’abri de la végétation fournie, une guinguette accueillait discrètement les bourgeois de Villennes en goguette, en 1935, un industriel commande une plage aux frères Bourgeois. L’ensemble se compose d’un long vaisseau peint en blanc, formé de deux ailes de cabines encadrant une rotonde en saillie, comprenant un restaurant au rez-de-chaussée et un solarium en terrasse. Devant, face à la Seine, une plage de sable entoure un bassin de natation, creusé dans la rive. L’architecture, conçue dans le style paquebot alors en vogue, cherche à évoquer les croisières transatlantiques. La plage, ouverte seulement l’été, ferme définitivement ses portes en 2002. Aujourd’hui, l’accès en bac et l’interdiction de construire rendent difficile une reconversion des bâtiments vides, protégés au titre des monuments historiques

[Les insulaires de la Seine francilienne : villégiateurs un jour, villégiateurs toujours ?, §24 & 25]

Il paraît que c’est là qu’on a inventé le bikini.

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Depuis quelques années, l’association Mainstenant tente de faire renaître la plage de la Villennes avec un projet, hum, résolument moderne (“redonner vie à une station balnéaire des années Trente pour en faire une sorte de village-témoin où l’agriculture urbaine serait reine”). Mais pour l’heure, l’île du Platais n’est plus visitée que par des drones et des fans d’urbex.

[Urbex Session - Complexe Aquatique “La Plage” – île de Platais (des tonnes de photos sur cette page)]

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Et ce sera tout pour cette fois. On se retrouve la semaine prochaine pour les abonnés Patreon, et le 9 juin pour ABSOLUMENT TOUT (normalement ce sera le couvre-feu à 23h, vous imaginez ?).

Portez-vous bien.

M.