Bonsoir tout le monde.
Vous savez comment c’est : la Révolution, d’accord, mais là c’est les vacances. Avec l’arrivée de l’été, le format d’ABSOLUMENT TOUT change un peu : les livraisons seront toujours hebdomadaires, mais elles seront un peu plus courtes, parce que je serai en vadrouille loin de chez moi et pas forcément très bien connecté à internet.
Je vais néanmoins tâcher de continuer à vous envoyer fidèlement trois trucs intéressants chaque mercredi soir.
Allez, on y va.
1. Les corbeaux
Il y a trois ans, comme beaucoup de gens, j’avais été bouleversé par un texte de l’artiste américaine Jenny Odell, intitulé How to do nothing.
Le texte est long, étrangement construit et difficile à résumer, mais il tourne autour de la nécessité et des moyens de nous arracher à l’aliénation produite par le capitalisme tardif, que ce soit au travail ou dans les moments censément personnels, mais que nous passons fréquemment transis devant le spectacle permanent du désastre et de l’absurdité que nous offrent les réseaux sociaux.
Parmi les stratégies décrites, Jenny Odell raconte comment elle s’est mise à observer les oiseaux :
Observer les oiseaux exige de ne faire littéralement rien. C’est un peu l’inverse de chercher quelque chose sur internet. On ne peut pas vraiment chercher des oiseaux. On ne peut pas forcer un oiseau à se montrer et à s’identifier. Tout ce qu’on peut faire, c’est marcher en attendant d’entendre quelque chose, puis rester immobile sous un arbre en tâchant d’utiliser notre perception animale pour comprendre ce que c’est et où c’est. Dans mon expérience, le temps semble s’arrêter.
C’est banal mais ça m’a beaucoup parlé. En 2017 nous habitions encore au bord de la mer, et je longeais pratiquement chaque jour à vélo une réserve naturelle pour aller en ville. Sans que je m’en rende compte au départ, les oiseaux que j’apercevais étaient devenus une de mes principales sources de réconfort. J’ai commencé à emporter une petite lunette dans mon sac de vélo.
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Plus loin :
J’ai aussi commencé à remarquer des corbeaux dans mon quartier. Je venais de finir de lire The Genius of Birds, et j’avais appris que les corbeaux sont incroyablement intelligents, et qu’ils peuvent reconnaître et se souvenir des visages humains. Ils peuvent même apprendre à leurs enfants quels humains sont gentils ou méchants, les gentils étant ceux qui leur donnent à manger et les méchants ceux qui essaient de les attraper ou de faire d’autres trucs bizarres. J’ai un balcon, donc j’ai commencé à laisser quelques cacahuètes dehors pour les corbeaux.
Au début, rien. Mais un jour, elle remarque un corbeau qui passe en trombe pour lui chiper sa cacahuète. Petit à petit, le corbeau vient se poster en face de chez elle tous les matins et réclamer sa cacahuète. Il ramène son petit, et les deux corbeaux lui font jeter des cacahuètes, qu’ils attrapent au vol en faisant des acrobaties :
Parfois ils ne veulent plus de cacahuètes, ils restent seulement là à me regarder. Une fois, le petit m’a suivi sur la moitié de la rue. Et franchement, je passe moi aussi beaucoup de temps à les fixer, ce qui doit sembler bizarre à mes voisins. Mais là encore […], leur compagnie me réconfortait, et même énormément vu les circonstances. C’est réconfortant que des animaux globalement sauvages me reconnaissent, que j’aie une place dans leur univers, et que, même si je n’ai pas la moindre idée de ce qu’ils font du reste de leur journée, ils passent chez moi tous les jours — que je puisse même leur faire signe de venir depuis un arbre éloigné.
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En 2019, Jenny Odell a sorti un livre lui aussi intitulé How to do Nothing et qui tâchait d’approfondir ses réflexions. Je l’ai lu l’été dernier, et j’ai été déçu. C’était un appauvrissement que d’ordonner des idées qui frappaient juste notamment parce que le désordre de leur forme faisait écho à la désorientation et l’aliénation qu’elles voulaient circonscrire.
Et puis entre temps, on avait déménagé en région parisienne, et ça me faisait bien rigoler son idée de se reconnecter avec la Nature En Fête pour se réapproprier le territoire qu’on habite — oui évidemment, en Californie on a envie de chercher le réconfort dans l’océan, le désert, la montagne ou les séquoias géants, mais dans le 93 c’est pas la même chanson.
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Et puis le confinement est arrivé. Par la fenêtre, j’ai vu les arbres du trottoir, encore nus en mars, se couvrir de feuilles. Les voitures ne passaient plus alors on entendait les oiseaux. On a sauté de joie quand les graines qu’on avait plantées en avril dans de petits pots ont fini par germer. Dans le grand parc derrière chez nous, qui n’a en fait jamais vraiment fermé, j’ai vu le printemps revenir, j’ai senti les odeurs changer, et si rien de tout ça n’était très exotique, je l’ai regardé de plus près que jamais — un peu comme un enfant privé de console qui accepte enfin de jouer avec les trucs nuls qui prennent la poussière dans sa chambre. Je ne me suis même pas fâché quand un oiseau venu manger les miettes du petit déjeuner a chié sur mon vélo.
2. Les abeilles
Pendant le confinement, la radio publique allemande Deutschlandfunk Kultur a rediffusé un reportage que j’avais beaucoup aimé l’an dernier, Trendhobby Imkern, à propos d’apiculture à Berlin — apparemment, les abeilles adorent les tilleuls pour lesquels la capitale allemande est célèbre.
Le reportage suit des apiculteurs professionnels et amateurs de la ville et du Brandenburg voisin. J’avais été surpris d’apprendre en l’écoutant que l’engouement pour les abeilles est tel à Berlin qu’on assiste à une forte augmentation du prix des essaims (qui est passé en quelques années de 120 à 200 euros). Et du coup on constate aussi une recrudescence du vol d’essaims d’abeilles — la logistique de l’affaire continue de me laisser perplexe.
L’un des formateurs interrogés constate que beaucoup de gens perdent leur essaim chaque année, faute de s’en être suffisamment occupé, ou peut-être faute d’avoir compris que l’apiculture était une activité mobilisante :
“Ça prend une énorme part de la vie de famille, l’apiculture ce n’est pas quelque chose qu’on peut faire seulement quand on en a le temps ou l’envie. Quand on décide de devenir apiculteur, ce n’est pas l’agenda qui décide de ce qu’on fait, c’est le comportement des abeilles. C’est-à-dire le développement des abeilles. Vous ne pouvez pas dire ‘Bon ben je vais au cinéma, ciao les abeilles’ si c’est le moment où elles veulent essaimer. Vous devez être présent.”
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À Paris aussi, la municipalité fait des efforts pour augmenter le nombre de ruches, et les entreprises se font fourguer des ruches de toit pour s’acheter une bonne conscience écolo.
Cependant, la ressource en floristique est bien plus limitée [qu’à Berlin ou Londres], et comme soulevé précédemment, plusieurs études ont montré que pour une densité supérieure à 3,5 ruches/km2 la compétition pour la ressource devenait trop importante pour que l’apiculture soit encore rentable. C’est d’ailleurs le cas à Londres, où de ce fait les rendements des ruches sont en décroissance sévère.
[L’apiculture urbaine à Paris]
3. Les pingouins
En 2007, Werner Herzog a sorti un de ses documentaires les plus accessibles, Rencontres au bout du monde, qui raconte la vie des gens vivant sur la base antarctique McMurdo. Comme le dit la page Wikipédia du film :
Certaines scènes sont quelque peu surréalistes, comme celle où le plombier d'origine apache David Pacheco Jr. disserte longuement sur ses mains qui présentent des caractéristiques prouvant qu'il est de lignée royale aztèque, ou encore celle de cette cordée s'exerçant à retrouver son chemin avec un seau sur la tête suivant les directives de Kevin Emery, ou encore le nutritionniste Olav Oftedal, qui, en compagnie d'autres scientifiques, est étendu sur la banquise afin d'écouter les cris des phoques, cris qui ressemblent par ailleurs étrangement à la musique des Pink Floyd.
Mais la scène qui me hante depuis plus de dix ans n’est aucune de celle-là. C’est celle où Werner Herzog demande à David Hainley si les pingouins peuvent perdre la raison :
Il ne se passe pas une semaine sans que je pense à ce pingouin.
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Voilà.
Portez-vous bien, à la semaine prochaine.
M.
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