Bonsoir tout le monde.
Je sais pas vous, mais moi en tout ça m'a semblé bien long, ces deux semaines d'interruption. Alors ne perdons pas de temps : en route pour trois choses intéressantes.
1. Le Roi des mers du sud
La semaine dernière, une petite tempête dans un verre d'eau a secoué twitter : dans une nouvelle traduction, le classique d'Agatha Christie ne s'appelle plus Dix Petits Nègres, mais Ils étaient dix, et il s'est trouvé des gens pour crier au scandale.
Je n'ai rien à dire de cette affaire que Rokhaya Diallo n'aurait pas déjà et mieux dit dans la tribune impeccable qu'elle y a consacrée. Par contre, ça m'a rappelé une polémique très similaire qui avait secoué le monde de l'édition allemande en 2009, à l'occasion d'une nouvelle traduction des aventures de Fifi Brindacier, l'héroïne d'Astrid Lindgren.
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Dans le premier tome de ses aventures, Fifi Brindacier explique que sa mère est morte et que son père est roi d'une île des mers du sud, ce qui a l’air d’une fanfaronnade. Dans le deuxième tome, on apprend que son père Efraïm est effectivement devenu roi de l'île de Couricoura après y avoir fait naufrage, et Fifi décide de l'y accompagner.
Dans le suédois d'origine, les habitants de l'île sont désignés par le mot “neger” (“nègre”). En allemand, c'est le même mot qui était utilisé dans la traduction de 1950 : Efraïm Brindacier est le “Negerkönig”, le roi des Nègres, et les enfants de l'île sont simplement désignés sous le terme “Neger”. Ça a quand même dû poser question à quelqu'un chez l'éditeur, à un moment, puisque dans l'édition allemande de 1986, une note de bas de page indique :
Le terme “Neger” est employé dans ce chapitre et les suivants. Quand Astrid Lindgren a écrit Fifi Brindacier, c’était encore un terme courant. Aujourd’hui on dirait “noir”.
[Cité par Anatol Stefanowitsch dans Pippi Langstrumpf, N****prinzessin und Übersetzungsproblem, à qui j'emprunte aussi les autres exemples — si vous lisez l’allemand, son analyse est vraiment passionnante]
Dans la nouvelle traduction allemande de 2009, le mot “Neger” a disparu. Fifi ne rêve plus d’être une princesse nègre, mais une princesse des mers du Sud. D'autres passages ont été modifiés, par exemple celui où elle s'imaginait que chaque matin “son Nègre personnel” lui enduirait le corps de cirage pour la rendre aussi noire que les autres Nègres. La nouvelle traduction :
Rendez-vous compte — Moi, princesse de Couricoura ! […] je me ferai laver chaque matin au cirage. Comme ça je serai aussi noire que les autres.
[Traduit du suédois vers l’allemand par Cäcile Heinig, traduit mot à mot en français par moi]
L'emploi d’une tournure passive permet d'éviter habilement que Fifi dise “J'aurai mon propre Nègre”. Le linguiste Anatol Stefanowitsch, qui avait ouvert la polémique en 2009 et à qui j'ai emprunté les exemples ci-dessus, cite également la traduction anglaise, que je trouve intéressante :
Imaginez un peu ! Moi, une princesse Cannibale ! […] J’aurai mon propre cannibale qui me fera reluire chaque matin au cirage.
[Traduit du suédois vers l’anglais par Marianne Turner, traduit mot à mot en français par moi]
La princesse nègre est devenue une princesse cannibale, et si le cirage est toujours là, il n'est plus question de la couleur de peau — peut-être parce qu'il y a longtemps que le blackface est reconnu comme raciste dans les pays anglo-saxons.
Et en français, me direz-vous ? Ca donne :
Rendez-vous compte ! Princesse des Cannibales, moi ! (...) tous les matins, j'aurai un Cannibale qui m'enduira de cirage. Comme ça, je serai noire comme tous les autres.
[Traduit du suédois par Alain Gnaedig]
En français on a donc les Cannibales, comme les Anglais, et l'idée du maquillage au cirage, qui n'a sans doute pas été jugée suffisamment problématique pour justifier une adaptation.
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Comme souvent lorsqu'il est question d'accusations de racisme, le débat en Allemagne a beaucoup tourné autour de la personne d'Astrid Lindgren.
Quand Astrid Lindgren a écrit Fifi Brindacier dans les années 40 du siècle dernier, le mot “neger” n’avait absolument aucune connotation négative en Scandinavie. On utilisait ce mot pour décrire les gens à la peau sombre sans le moindre préjugé, et il n’y avait ni méchanceté, ni dénigrement.
Au contraire, Astrid Lindgren était toujours très ouverte sur le monde et à toute l’humanité. Son œuvre est imprégnée d’amour de l’autre, de tolérance, de justice, d’équité, d’amitié et d’ouverture. Pour elle, tous les hommes étaient égaux, riches ou pauvres, noirs ou blancs. Toute personne qui a lu ne serait-ce qu’un livre d’Astrid le sait.
... et les gens qui, en Allemagne, essaient pourtant (et de manière complètement tirée par les cheveux) de voir du racisme dans Fifi Brindacier, sont pitoyables, car pour moi seuls les gens malheureux trouvent une raison pour râler contre tout ; par une magnifique journée d’été, ils n’arrivent à voir que l’ombre.
[Der Südseekönig und die Taka-Tuka-Sprache :-)]
(C’est amusant parce qu’on utilise la personne pour sacraliser les livres, alors que d’habitude on utilise les livres pour excuser la personne, par exemple dans le cas de l’antisémitisme de Roald Dahl ou des prises de position pro-fascistes de Pierre Gripari. Bref.)
Admettons que le terme "neger", aujourd'hui péjoratif en Suède (merci @Grillaum), était considéré comme une manière normale et non-péjorative de décrire les personnes à peau sombre au moment de l'écriture du livre, dans les années 1940. Dans ce cas, une bonne traduction aurait à cœur de rendre le terme par un mot dont l'emploi est équivalent aujourd'hui — certainement pas "Neger" en allemand, donc, et encore moins “Cannibale” en français.
Globalement, le choix d'euphémismes tels que "roi des mers du sud" ou "roi cannibale" fait appel à l'inconscient collectif pour dire exactement ce qu'on se défend pourtant de vouloir dire. L'imagerie convoquée n'est pas différente de celle du "roi nègre" — on est dans les films d'explorateurs, avec des pagnes et des os dans le nez, et des enfants qui parlent en "petit nègre". Les nouvelles traductions ne changent rien au fond du propos, elles se contentent d'acrobaties afin de se soustraire au blâme — comme quand on escamote d'un coup de passif l'esclave chargé d'enduire Fifi de cirage.
[Une page de Fifi Princesse, traduite du suédois par Alain Gnaedig et illustrée par Ingrid vang Nyman]
Or le racisme n'est pas dans la présence ou l'absence du mot "nègre", il est dans le fond du propos — dans l'idée que les indigènes des mers du Sud sont des nègres et des cannibales, qu'ils peuvent apprendre d'autres langues mais pas très bien, et qu'ils sont tout disposés à devenir les esclaves des marins suédois qui s'échouent sur leurs côtes.
Il me paraît tout à fait défendable de dire que ce racisme imprégnait tant la société des années 40 que les auteurs de l’époque ne pensaient pas à mal, puisque c’est ce qui a l’air de préoccuper les fans d’Astrid Lindgren. Néanmoins, s’accrocher aujourd’hui à l’idée que ces clichés ne sont pas problématiques, c’est de l’aveuglement.
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Dans son article, Anatol Stefanowitsch partait du fait qu'en lisant les aventures de Fifi Brindacier à son enfant, il avait spontanément transformé le “roi Nègre” en “roi des mers du Sud”, avant même la parution de la nouvelle traduction, parce qu'il n'avait pas envie de dire ce mot à son gamin. Sa conclusion est que pour rester lisibles aujourd'hui, les aventures de Fifi Brindacier auraient besoin non pas d'un vague toilettage, mais d'une réécriture (“Neudichtung”).
C'est un sentiment que je peux comprendre, parce que je suis souvent un peu consterné par ce que je lis à mes enfants, et qu’il m'est arrivé de censurer à la volée des choses que je jugeais complètement idiotes. Pour autant, il me semble qu’il y a quelque chose de l’ordre de la falsification à réécrire des livres pour leur faire dire ce qu’ils ne disaient pas.
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Je n'ai pas de solution idéale, mais je vous soumets néanmoins celle choisie par Warner Bros. pour des dessins animés de la même époque que les aventures de Fifi Brindacier, où on trouve fréquemment des stéréotypes racistes (notamment la gouvernante noire) :
“Les dessins animés que vous allez voir sont le produit de leur époque. Ils peuvent contenir des stéréotypes ethniques et raciaux qui étaient alors courants dans la société américaine. Ces représentations étaient fausses à l’époque et elles sont fausses aujourd’hui. Bien que ce qui va suivre ne soit pas représentatif de l’opinion de Warner Bros. sur la société d’aujourd’hui, ces dessins animés vous sont présentés sous leur forme originelle, car faire autrement reviendrait à prétendre que ces préjugés n’ont jamais existé.”
2. Planeadora Fantasma
En 2009, Manuel Clemente a conçu dans son cabanon de jardin en Galice un bateau semi-submersible de 9 mètres de long. Il avait été payé 100 000 euros par un cartel colombien, qui espérait utiliser son bateau pour acheminer discrètement de la cocaïne vers la côte espagnole. Seule une petite partie de la cabine affleurait à la surface de l’eau, afin d'alimenter en oxygène son unique passager.
La première sortie s'est mal passée :
L’homme engagé pour piloter le sous-marin a abandonné le navire lorsque celui-ci a commencé à avoir un comportement erratique lors de sa première mission. Clemente, terrorisé, s’est ensuite assuré que le sous-marin serait découvert, afin de pouvoir dire aux Colombiens qu’il avait été victime d’une descente de police, et non de sa propre incompétence.
Mais la police n’avait pas besoin d’être prévenue. Elle suivait Clemente depuis qu’elle avait repéré son sous-marin au cours d’une de ses nombreuses sorties d’essai depuis le port voisin. Clemente a été arrêté tandis qu’il tentait d’organiser l’arrivée d’une cargaison de haschich pour essayer de payer sa dette au cartel colombien.
[Captured: drug-smuggling submarine built in garden shed]
Les engins semi-submersibles (ou narco-sous-marins) sont utilisés assez couramment par les cartels depuis le début des années 2000 pour faire la liaison entre l'Amérique centrale et les États-Unis, mais c'était le premier du genre découvert en Europe.
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La Galice a une longue histoire de piraterie et de contrebande, et ses rías sont devenues un des principaux points d'entrée de la cocaïne colombienne en Europe.
En novembre 2019, un engin semi-submersible beaucoup plus impressionnant a été arraisonné en Galice. Mesurant 20 mètres de long et transportant 3 tonnes de cocaïne, le narco-sous-marin avait traversé l'Atlantique et devait rencontrer au large un autre bateau, chargé d'acheminer la cargaison jusqu'à terre. Mais la mer était trop mauvaise pour permettre l'échange, et les trois membres d'équipage ont dû abandonner le navire. Deux d’entre eux seulement ont été arrêtés.
[Unusually Large Narco Submarine May Be New Challenge For Coast Guard]
Plus récemment encore, début août 2019, la police colombienne a découvert dans la jungle le plus grand narco-sous-marin connu : 30 mètres de long, et capable de transporter 6 à 8 tonnes de cocaïne. Les mangroves permettent de construire et de mettre à l’eau les sous-marins à l’abri du regard des satellites américains.
H. I. Sutton, un spécialiste des sous-marins qui couvre le sujet dans Forbes, pense que la grande taille et la peinture bleue choisie pour la coque semblaient le destiner plutôt aux voyages en haute mer — en général, les narcosubmarinos qui traversent le golfe du Mexique sont plus petits et peints en vert. Sutton estime également que ce vaisseau a vraisemblablement été conçu par la même personne que celui découvert l'an dernier en Galice.
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Et il y a quelques jours à peine, la police espagnole a mis la main sur un engin d'un genre nouveau :
Ce bateau ressemble à s'y méprendre à un traîne-couillons standard à gros moteurs, mais à y regarder de plus près la conception est assez étonnante, avec un tube gonflable entourant la proue, qui évoque les bateaux semi-rigides et pourrait servir de système de ballast.
Comme le dit toujours H. I. Sutton :
Les couleurs choisies sont étonnantes. La peinture blanche avec les deux “Climax II” de chaque côté semble contredire la conception furtive. Il est possible que l’idée ait été de ne pas éveiller les soupçons. À l’évidence, la ruse n’a pas fonctionné avec la police espagnole.
[Completely New Type Of Narco Submarine Discovered In The Atlantic]
3. Heligoland
La semaine dernière, ma compagne et moi avons regardé un thriller allemand intitulé L'Inciseur (Abgeschnitten). J'avais été alléché par la présence au générique de Moritz Bleibtreu (notamment connu grâce aux films de Fatih Akin) et par le fait que l'intrigue se déroule en grande partie sur une île assez particulière de la Mer du Nord, Heligoland.
Le film était un peu trop gore pour mon goût et on ne voit plus guère l'île après la séquence d'ouverture, mais ça me fait quand même un beau prétexte pour vous en parler.
Heligoland est une petite île d'un peu plus d'un kilomètre carré, située à une quarantaine de kilomètres des côtes allemandes, et qui compte aujourd'hui un gros millier d'habitants à l'année. Les voitures y sont interdites, de même que les vélos en période touristique, et les gens s'y déplacent donc fréquemment en trottinette.
L'histoire de l'île est agitée : possession danoise jusqu'au début du XIXe siècle, elle est annexée par les Britanniques en 1807, qui en font “une plaque tournante de la contrebande permettant de contourner le blocus continental instauré par Napoléon Ier”. L'Allemagne récupère l'île en 1890 par le traité Heligoland-Zanzibar (dont vous pouvez aller lire l'histoire si vous voulez voir comment Bismarck roulait tout le monde).
[Heligoland et l’île voisine de Düne en 1910]
La topologie d'Heligoland a été énormément transformée par l'homme, parfois pour la protéger, et parfois non. “La quasi-totalité des côtes des deux îles sont artificielles et résultent soit des efforts entrepris pour freiner l'érosion du littoral, soit des agrandissements gagnés sur la mer en vue d'accueillir des installations portuaires et militaires.”
Pendant la période nazie, Heligoland servait de base de sous-marins, et elle subit donc un important bombardement de l'aviation britannique en avril 1945. Après guerre, deux ans jour pour jour après ce bombardement, “les Alliés dynamitèrent l'ensemble des installations de l'armée allemande ainsi que toutes les munitions qui avaient été trouvées sur l'île, afin de rendre Heligoland inutilisable à des fins militaires par la suite". Cette explosion équivalant à 67OO tonnes de TNT est une des plus grandes explosions conventionnelles jamais enregistrées, qui "ébranla l'île et son socle rocheux jusqu'à une profondeur de plusieurs milliers de mètres et a notablement modifié l'aspect général du site”.
Allez, une dernière anecdote savoureuse pour la route :
En juin 1925, le physicien allemand Werner Heisenberg, pour échapper aux symptômes d'une mauvaise crise de rhinite allergique partit sur l'île d'Heligoland (où le pollen est quasiment absent). Il y mit en place la première définition complète et correcte de la mécanique quantique. Il écrivit plus tard : « Il était environ trois heures du matin lorsque la solution aboutie du calcul m'apparut. Je fus tout d'abord profondément secoué. J'étais si excité que je ne pouvais songer à dormir. J'ai donc quitté la maison et attendu l'aube au sommet d'un rocher. ».
[Heligoland sur Wikipédia, d’où proviennent toutes les citations et illustrations]
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Et voilà.
À la semaine prochaine, portez-vous bien.
M.
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