Bonsoir tout le monde.

J'espère que vous avez passé un agréable été, en dépit de, euh, tout. Pour ma part, je suis positivement ravi de vous retrouver après 2 mois de hiatus, et j'ai mille choses à vous raconter.

1. ISOTYPE

La semaine dernière, je suis allé au Centre Pompidou pour voir l'expo Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander (sic). C'était les toutes dernières heures de la toute dernière soirée de l'exposition donc il y avait plein de monde, et dans la nuit tombante nous formions une foule un peu bigarrée, étrangement semblable à celles qui étaient représentées sur les tableaux des premières salles — une troupe de noctambules silencieux, figés et sérieux comme des fantômes.

Albert Birkle - Kurfüstendamm

L'exposition, très ambitieuse et foisonnante, mêlait peinture, photo, design, graphisme, typo, architecture, manuscrits et documents d'époque — et en dépit d'un plan de circulation incompréhensible, j'ai trouvé que la mise en parallèle des travaux du photographe August Sander avec ceux d'autres artistes de son temps fonctionnait extrêment bien — j'ai eu le sentiment de mieux comprendre des œuvres et une époque que je croyais pourtant connaître, en même temps que j'en découvrais plein d'autres.

J'ai notamment été saisi par le travail de Gerd Arntz :

Gerd Arntz - Douze maisons du temps - L’hôpital
Son ambition était de produire une représentation graphique des rapports sociaux, et plus particulièrement de ceux qui concernent la guerre et le capitalisme (...) Cette volonté de représentation critique des rapports sociaux conduisit Arntz à travailler à un symbolisme censé être universellement compréhensible.

[Wikipédia — Gerd Arntz]

Cette ambition s'exprime clairement dans la série dont est extraite l’image ci-dessus, intitulée 12 maisons de l'époque, que je trouve incroyable :

Le portfolio sur les "Douze maisons du temps", réalisé à partir de 1927 alors que s'initiait à longue distance la collaboration avec Otto Neurath, est intéressant en tant qu'exemple de "graphisme social". Ces 12 images d'institutions représentatives de la vie collective qui contribuent à la reproduction de l'ordre social (...) présentent une coupe analytique de la société contemporaine

[Sur la piste des Isotypes, ancêtres de nos émojis]

Le travail d'Arntz tape dans l'oeil d'Otto Neurath, qui lui propose de participer à la création de l'ISOTYPE (“International System Of Typographic Picture Education”) :

Impressionné par la clarté et l'objectivité de son langage figuratif, Neurath fait venir Arntz à Vienne à partir de 1928-1929 comme directeur du département des arts graphiques sociologiques du GWM. Arntz a su, à partir de sa production de plus de 4000 figures, épurer et standardiser le lexique iconographique de la statistique par l'image en usage au GWM au point de lui donner une lisibilité internationale , en introduisant le principe du transfert des dessins par linogravure (...)
L'objectif commun de Neurath et d'Arntz n'était pas uniquement d'informer, il était fondamentalement politique. Comme l'écrit Hadig Kräutler, il s'agit, pour l'un comme pour l'autre, de développer une forme nouvelle de production objective du savoir qui, "d'instrument d'intimidation dans les mains de la bourgeoisie devait se transformer en un instrument d'auto-apprentissage pour le prolétariat dans le contexte de la lutte des classes révolutionnaires".

[Sur la piste des Isotypes, ancêtres de nos émojis]

Les pictogrammes d'Arntz sont sidérants de modernité — on peut en voir une petite sélection sur le site consacré à son travail :

Gerd Arntz Web Archive – Isotype

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Quand je vais sur The Noun Project aujourd'hui, je constate forcément la parenté graphique entre l'ISOTYPE d'il y a un siècle et les pictogrammes actuels (qui retrouvent un peu de substance graphique, après la période de minimalisme quasi incompréhensible des années 2010). J'ai l'impression de voir l'aboutissement du travail de Gerd Arntz et d'Otto et Marie Neurath, “une écriture de hiéroglyphes compréhensible par tous et pouvant être utilisée en tant que signes universels”.

Pour autant j'ai l'impression que le triomphe des pictogrammes n'a pas eu des effets si révolutionnaires que ça — on se retrouve surtout avec une infinité de variations d'images corporate, ou de représentations d’une réalité lissée et dépourvue d'aspérités. Le style d'Arntz est devenu omniprésent mais il a été vidé de son incisivité. Ça paraîtrait incongru aujourd'hui de faire un picto “maison close” ou “usine occupée” :

Usine occupée par Gerd Arntz

2. Les vagabonds

Une après-midi d'automne, il y a 200 ans tout rond, des paysans autrichiens repérèrent un individu louche. Échevelé et vêtu d'un vieux manteau, il venait d'arriver à pied dans leur village, et semblait épuisé et désorienté. On appela la police (les choses ne changent guère), qui constata que l'individu en question avait effectivement un comportement suspect : très agité, il prétendait être l'illustre Ludwig van Beethoven. Il fut arrêté pour vagabondage.

Beethoven en promenade
Notre reporter Otto Nowak a saisi la scène sur le vif
Le clochard ne cessait de protester, tant et si bien qu'à près de minuit, la police envoya un agent fébrile tirer du lit un chef d'orchestre des environs, dont Beethoven assurait qu'il pourrait l'identifier. Ce qu'il fit immédiatement. Protestations indignées. Excuses, libération immédiate, indignation à nouveau, nouvelles excuses. Beethoven passa la nuit chez celui qui était venu le libérer. Au matin, le maire de la ville, navré, vint le chercher et le raccompagna à Vienne dans sa voiture officielle.
Ce qui avait fait perdre à Beethoven la notion du temps, de l'espace et de lui-même était que, 27 ans après avoir été conquis par le poème de Schiller, il débordait enfin d'idées pour le mettre en musique. Il y pensait sans cesse depuis des mois. "L'hymne à la joie" allait devenir le couronnement de sa carrière, le chœur qui conclurait sa neuvième et dernière symphonie.

[Trial, Triumph, and the Art of the Possible: The Remarkable Story Behind Beethoven’s “Ode to Joy”]

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En tombant sur cette histoire, j'ai eu une étrange impression de déjà lu. Après m'être un peu creusé la tête, je me suis souvenu que je l'avais effectivement déjà entendue en 2009 — sauf qu'à l'époque ce n'était pas Beethoven qui avait eu des ennuis avec la police pour vagabondage, c'était Bob Dylan.

Et les progrès réalisés par la presse en deux siècles font que, cette fois, la policière a pu donner sa version des faits :

C'était juste un appel signalant quelqu'un qui regardait dans une maison. Et il pleuvait à verse. On avait une description, et j'étais dans le coin donc je l'ai arrêté pour lui poser des questions basiques. "Qu'est-ce que vous faites là ? Comment vous appelez-vous ?" Et il m'a répondu : "Bob Dylan, je suis en tournée". Et je me suis dit "C'est pas très crédible."

Bob Dylan était très gentil ! Il parlait beaucoup. Et je n'écoutais même pas tout ce qu'il disait (...). Je me souviens qu'il a dit : "Ramenez-moi à l'hôtel, je vous donnerai des billets pour mon concert, vous pourrez venir me voir jouer." Et je me suis ok, il est cinglé.(...)

On aurait dit un SDF mais il disait qu'il était riche, qu'il avait plein de maisons, et il se promènait sous la pluie en coupe-vent. Il était trempé. (...) Quand on rencontre une personne aussi célèbre, on s'attend à être prise de haut : "Je m'appelle Machin, vous commettez une grave erreur, vous ne savez pas qui je suis ?" Il n'était pas du tout comme ça. Il était modeste, calme et détendu.

[When Bob Dylan Met Officer Buble]

Et mon instant de sagesse préféré de tout l'article :

Il m'a dit qu'il était un célèbre chanteur, qu'il avait écrit plein de chansons. Je n'ai même pas pensé à lui demander de me chanter quelque chose. C'est ce que m'a demandé ma mère. "Pourquoi tu ne lui as pas demandé de chanter ?" (...) Rétrospectivement, c'est le premier truc que j'aurais dû faire.

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(Je découvre à cette occasion qu'on peut avoir des stats précises sur le nombre de clés de bras ou de coups de bâton donnés par chaque officier de police de l'État du New Jersey — et je rigole tout seul en imaginant nos syndicats de policiers s'étouffant de rage si on suggérait de faire un truc approchant en France)

3. Le silphium

Le silphium était une des plantes favorites des Romains :

La liste de ses usages est pratiquement infinie. Ses tiges pouvaient être broyées, rôties, sautées ou bouillies pour servir de légume. Ses racines étaient consommées fraîches, trempées dans le vinaigre. C'était un excellent conservateur pour les lentilles, et lorsqu'on en nourrissait les moutons, leur chair devenait délicieusement tendre.
On tirait du parfum de ses fleurs délicates, et sa sève était séchée puis râpée sur des plats allant de la cervelle au flamand rose braisé. Appelé "laser", ce condiment était aussi essentiel à la grande cuisine romaine que dîner allongé et en toge.
Ensuite il y avait les usages médicaux. Le silphium était une herbe vraiment miraculeuse, une panacée pour toute sorte de maux (...). Enfin, le silphium avait ses usages dans la chambre à coucher, où son jus faisait office d'aphrodisiaque ou était utilisé pour "purger l'utérus". Il s'agissait peut-être du premier contraceptif vraiment efficace ; on pense que c'est à cause de ses graines en forme de cœur que nous associons encore ce symbole à l'amour.

[The mystery of the lost Roman herb]

Le problème était que le silphium ne poussait qu'en Cyrénaïque (la province romaine correspondant approximativement à la Lybie actuelle), et seulement dans une zone de 200 km sur 40. Et pour répondre à la demande, la région avait connu un développement économique intense basé sur la cueillette et l’exportation du silphium.

Les Romains voyaient les plantes sauvages moins nombreuses chaque année, et s'inquiétaient de la surexploitation (ils s'y connaissaient en la matière, puisqu'ils avaient bien failli exterminer les coquillages dont ils extrayaient la pourpre qui servait à colorer les toges de leurs sénateurs). Mais en dépit de tous leurs efforts, ils ne parvenaient pas à acclimater le silphium ailleurs dans leur vaste empire, et ne pouvaient donc que constater, impuissants, la disparition graduelle des précieuses plantes. Pline l’Ancien raconte que le tout dernier pied connu fut offert à Néron.

Férule de Tanger
Évidemment on ne peut pas vérifier puisqu'il a disparu, mais l'hypothèse la plus communément acceptée est que le silphium antique était apparenté à la Férule de Tanger

On pense aujourd'hui que ce n'est pas la surexploitation, mais plus vraisemblablement le changement climatique induit par le développement économique de la région qui a causé l'extinction du silphium — qui a donc le privilège d'être la première espèce identifiée à avoir disparu ainsi, comme il est en train d'arriver à la moutarde ou au café.

Comme quoi notre époque n'a vraiment rien inventé.

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Et ce sera tout pour cette fois. Si tout va bien je vous écrirai à nouveau bientôt, avec quelques surprises.

D'ici là, économisez l'eau et portez-vous bien.

M.