Bonsoir tout le monde.

Il paraît qu’on va bientôt pouvoir sortir — mais au point où on en est je sais même plus si j’ai tant envie que ça de mettre le nez dehors.

En attendant, je vais continuer à m’abreuver d’histoires invraisemblables du monde entier pour pouvoir vous les raconter.

1. La taupe

La semaine dernière, je suis tombé un peu par hasard (après avoir entendu un sujet de la radio allemande) sur un documentaire danois complètement fou. Je vous raconte.

Mads Brügger est un journaliste danois, pas forcément très sympathique mais efficace, dont le travail me paraît être au confluent des films de Borat, de Charlie Hebdo et des Yes Men. En 2009, il sort le documentaire La Chapelle Rouge, tourné en Corée du Nord, qui visait à dénoncer l’hypocrisie et la violence du régime de Kim Jong-Il en organisant un faux voyage culturel à Pyongyang.

La Chapelle rouge marche bien et gagne des prix, mais il n’y a pas, à proprement parler, de grande révélation. Pourtant, le film fait forte impression sur Ulrich Larsen, un cuisiner de Copenhague qui a récemment dû arrêter de travailler à cause d’une maladie chronique. Larsen contacte Mads Brügger et lui propose de continuer le travail en infiltrant la section locale de l’Association d’Amitié avec la Corée, un groupe de soutien à la Corée du Nord. Brüger refuse de s’engager, mais demande tout de même à Larsen de le tenir au courant. On est en 2010.

En quelques années, Larsen devient l’ami du fondateur et dirigeant de l’Association d’Amitié avec la Corée, un aristocrate espagnol appelé Alejandro Cao de Benós. Jeune et nettement plus intelligent que la moyenne des membres de l’AAC, Larsen prend bientôt la direction de la section danoise. Il filme tout, au prétexte d’assurer à l’association une présence sur les réseaux sociaux. On lui demande bientôt s’il connaît des gens qui souhaiteraient investir en Corée du Nord. Et c’est là que le réalisateur Mads Brügger, qui est toujours en contact avec Larsen, a l’idée qui va faire le film :

Maintenant qu’ils avaient une porte d’entrée, Brügger décida qu’il fallait un nouveau personnage et recruta Latrach-Qvortrup [un ancien légionnaire et dealeur repenti] pour jouer Mr James, un homme d’affaires scandinave avec beaucoup plus d’argent que de moralité. Larsen et Latrach-Qvortrup partent pour la Corée du Nord où, dans un luxueux bunker secret, des officiels leur montrent un catalogue d’armes, de missiles, de tanks, etc., qui pourraient être au goût de Mr James. C’est le début d’une superbe amitié par-delà les frontières, les idéologies et les sanctions de l’ONU, et qui culmine par un accord compliqué sur une transaction triangulaire avec un business jordanien qui ferait entrer du pétrole de contrebande en Corée du Nord. Oh, et ils se mettent aussi d’accord pour construire une usine souterraine d’armes et de méthamphétamine, camouflée en hôtel de luxe, sur une île d’Ouganda.

[‘Every boy’s dream is to be James Bond’: Inside North Korea with ‘Mr James’ and ‘the Mole’]

Honnêtement le film est vraiment sidérant, même s’il y a une témérité un peu problématique chez les protagonistes, et même si le malaise habituel des films type dîner de con est bien présent. Disons que pour une fois, l’ampleur des résultats obtenus m’a permis de regarder jusqu’au bout, malgré mon inconfort.

Si vous voulez vous faire une idée vous-même, ça passe ce vendredi sur Be1 sous le titre “The Mole : undercover in North Korea” — Be1 est la version belge de Canal+, donc j’imagine que c’est visible en France aussi (sinon il y a, hum, d’autres moyens).

Vous pouvez aussi voir le réalisateur Mads Brügger parler du film avec une journaliste espagnole ci-dessous :

2. La cabane de Wittgenstein

Les lecteurs les plus assidus de cette newsletter se souviendront peut-être de mon obsession pour la vie et l’œuvre du philosophe viennois Ludwig Wittgenstein.

À l’automne 1913, alors étudiant à Cambridge, Wittgenstein part en voyage en Norvège avec son compagnon de l’époque, David Pinsent, avec l’objectif de trouver un coin vraiment isolé pour échapper aux affres de la vie moderne (comme quoi, hein, les lubies des riches n’ont guère changé en 100 ans). Ils passent quelques semaines dans un petit village, et Wittgenstein est tellement content de l’avancée de son travail qu’il décide de passer tout l’hiver en Norvège.

Il loue un logement chez l’habitant à Skjolden, à l’extrémité est du Sognefjord. Pendant l’hiver, il écrit son premier grand texte sur la logique, mais l’environnement est encore un peu animé pour lui. Il décide donc de se faire construire une cabane, dans le style local mais sur ses propres plans, un peu au-dessus du village, face au fjord. La construction dure de 1914 à 1918. Wittgenstein ira y faire de nombreux séjours jusqu’à la fin de sa vie, y restant jusqu’à 13 mois de suite.

[Réinterprétation de la cabane de Wittgenstein par l’artiste Mark Riley pour son projet Thinking Place]

Les habitants de Skjolden appelaient la cabane “La petite Autriche”. À la mort de Wittgenstein, en 1951, elle est démantelée et les matériaux rapatriés vers le village. Ne restent que les fondations en pierre.

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En 2016, un groupe de fans s’est rendu sur place, pour s’imprégner de la pensée du grand homme.

Inspirés par l’idée de Wittgenstein qui voulait que “les problèmes philosophiques émergent quand le langage part en vacances”, ils appellent leur séjour artistique “Wittgenstein en vacances”. Pour la première partie, les invités ont profité d’un week-end de lectures, de repas, d’une interprétation de Wittgenstein à l’emplacement de sa cabane.

[Philosopher’s hut deep in the fjord: Wittgenstein in Norway]

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En 2019, la cabane a carrément été reconstruite, avec (peut-être) certains des matériaux d’origine :

“Nous avons tenté de remettre la maison dans son état d’origine”, explique Vatne. Lui et ses collègues ont réussi de manière spectaculaire. Maintenant que la cabane a été reconstruite sur son site d’origine, la fondation Wittgenstein prévoit de la mettre à disposition de groupes d’études et de visiteurs individuels. La fondation a aussi des plans plus ambitieux, visant à faire de Skjolden une destination pour des voyages à thème philosophique.

[A place to think: Wittgenstein’s Norwegian retreat opens to visitors]

Je trouve l’idée d’un “voyage à thème philosophique” à la fois hilarante et déprimante. Il n’est décidément pas une lubie innocente dont personne ne cherchera à tirer profit.

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Par contre j’avoue que je visiterais avec joie la villa que Wittgenstein avait dessiné pour sa soeur dans le style d’Adolf Loos, à Vienne :

3. Les demi-maisons

Il y a quelques années, comme d’habitude dans l’excellent podcast 99% Invisible, j’avais entendu l’histoire de l’architecte chilien Alejandro Aravena. En 2002, son cabinet Elemental a reçu une commande de 100 logements sociaux pour la ville d’Iquique. Le budget était très bas, mais les futurs habitants refusaient qu’on leur construise une tour. Ils voulaient des maisons. Donc Elemental a proposé un compromis : construire des demi-maisons, que leurs habitants pourraient ensuite agrandir à leur guise.

En février 2010, un tremblement de terre extrêmement violent détruisit la majeure partie des habitats de la ville de Constitución, toujours au Chili. Cette fois, le cabinet Elemental fut mandaté pour construire tout un nouveau quartier de demi-maisons :

Là encore, les habitants étaient libres d’agrandir et de modifier eux-mêmes leur maison, avec des matériaux (et une assistance technique) fournis par Elemental. En donnant aux gens la possibilité de contribuer directement à la construction de leur logement, il devenait possible de construire de l’habitat individuel, ce qui répondait au souhait des gens à loger, tout en restant dans un budget d’habitat collectif.

Surtout, petit à petit, les demi-maisons toutes identiques devenaient des maisons entières et uniques, reflétant chacune le goût et la préférence de leurs habitants.

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Et tout à l’heure, grâce à @Saint_loup, je suis tombé sur cette photo :

Là, l’histoire est différente. Il s’agit d’une série de photos prises dans la Ruhr, en Allemagne, par Wolfgang Fröhling.

Pendant les Trente glorieuses, les poulaillers et les porcheries disparurent progressivement des cours et des jardins, pour faire place à des espaces de détente après le travail. Avec l’augmentation du trafic, les rues s’élargirent et les petits jardins entourés de grilles et de haies, à l’avant des maisons, disparurent. Après le premier choc pétrolier, au début des années 1970, les bâtiments connurent leurs premières modifications. Les fenêtres à croisillons et les portes en bois ouvragées furent remplacées par des menuiseries plus économes en énergie. Avec le déclin de l’industrie minière, les logements des mineurs furent graduellement privatisés. Les maisons où vivaient auparavant plusieurs familles furent séparées, donnant naissance à des maisons jumelles. Les nouveaux propriétaires commencèrent, chacun de leur côté, à personnaliser leur logement. Le résultat est ces maisons jumelles offrant un étonnant mélange de styles.

[Doppelhaushälften, 2019 — beaucoup d’autres photos sur le site]

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J’ai repensé, enfin, à cet article (un brin démago mais intéressant) lu il y a quelques semaines, sur la “France moche”, pavillonnaire et perpétuellement en voiture, celle des Buffalo Grill et des maisons toutes identiques :

Toutes identiques ? Au début, très certainement, mais nous nous les sommes appropriées au fil des années à grands coups d’auto-construction et de coups de main entre voisins. Nous avons construit des ateliers au bout du jardin, agrandi le garage, refait la cuisine et la salle de bain. Notre nouvelle véranda doit faire le double de la surface de votre petit appartement métropolitain – sans rancune. Tout ça malgré les « normes » écrites par vos copains urbanistes, que nous avons bien entendu contournées. Parce que les « normes » vous comprenez, c’est seulement quand ça nous arrange.

À vrai dire, on s’est plutôt bien démerdé sans vous.

[L’émancipation, au fond de la raquette de retournement]

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Et ce sera tout pour cette fois. On se retrouve la semaine prochaine pour les abonnés Patreon, et dans tous les cas le 26 mai pour un nouvel épisode d’ABSOLUMENT TOUT.

D’ici là, profitez bien des quelques miettes de réconfort que vous trouverez, ici ou là, ne faites pas trop les fous, et gardez-moi une place en terrasse, d’ici là j’aurai bien réussi à me faire vacciner.

M.

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