Bonsoir tout le monde.
Ce soir la newsletter est longue, et peut-être sa thématique vous semblera-t-elle bien inconvenante (avertissement fraternel aux âmes sensibles), mais en contrepartie je pense que vous allez apprendre des trucs.
Attachez-vos ceintures.
1. “Tupi or not tupi”
Fin 2023, j'ai lu le dernier thriller de Stephen King, Holly, qui contient un certain nombre d'anecdotes surprenantes sur l'histoire de l'anthropophagie :
Au XIIIe siècle, le médecin espagnol Arnaud de Villeneuve était convaincu que les muscles humains et la moelle osseuse soignaient l'arthrite et la sciatique. Le pape Innocent VIII mangeait le cerveau de jeunes garçons réduit en poudre et buvait leur sang. Dans l'Angleterre médiévale, la chair des pendus était considérée comme un mets de choix.
[Stephen King, Holly, chap. 38]
La postface assure que toutes ces anecdotes sont véridiques, ce qui m'a rendu, pour dire le moins, curieux.
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En général, l'histoire de l'anthropophagie en Occident ressemble plutôt à celle qu'on peut lire sur Wikipédia — une série d'incidents toujours considérés comme exceptionnels, décrits en faisant beaucoup de distinctions plus ou moins spécieuses, en entretenant toujours l'idée que l'anthropophagie a été bannie une fois pour toutes par le christianisme et est, de toute façon, fondamentalement étrangère à l'Occident — uniquement pratiquée en cas de famine ou de situation exceptionnelle, et en tout cas avec la honte qui convient.
Or l'histoire n'est pas exactement celle-là.
Pendant plusieurs siècles, avec un pic aux XVIe et XVIIe siècles, de nombreux Européens, notamment des membres des familles princières, du clergé, et des scientifiques, ingéraient fréquemment des remèdes contenant des os, du sang et de la graisse humains, afin de soigner toutes sortes de maladies, des maux de tête à l'épilepsie.
[The Gruesome History of Eating Corpses as Medicine]
Le début de cette vogue pour l'anthropophagie médicinale est un engouement pour les remèdes confectionnés à partir de momies égyptiennes, qui se diffusent depuis les couches supérieures des sociétés européennes, au début du XVIe siècle. Le roi d'Angleterre Charles II, par exemple, buvait une teinture composée d'alcool dans lequel macéraient des crânes humains.
Bien que cela ne semble pas avoir été une pratique courante, les pauvres, qui ne pouvaient pas toujours s'offrir les remèdes composés par les apothicaires, pouvaient profiter des bienfaits de la médecine cannibale en assistant aux exécutions et en payant une petite somme pour une tasse de sang encore chaud du condamné. (...) L'idée n'était pas neuve à la Renaissance non plus, c'est sa popularité qui était nouvelle. Les Romains buvaient le sang des gladiateurs tués pour absorber la vitalité des jeunes hommes forts. Le philosophe du XVe siècle Marsile Ficin suggérait de boire le sang du bras d'une jeune personne pour des raisons similaires.
[The Gruesome History of Eating Corpses as Medicine]
Notons que l'idée d'employer le sang des jeunes gens comme remède miracle est non seulement ancienne, mais qu'elle a la vie dure :
Les lecteurs avisés auront peut-être noté que la mode de ces remèdes anthropophages en Europe est exactement contemporaine de la colonisation de l'Amérique, dont les habitants se voyaient pourtant reprocher leur cannibalisme. Comment expliquer que l'hypocrisie n'ait pas sauté aux yeux de tous ?
[L'anthropologue Beth A.] Conklin constate une nette différence entre les médicaments composés à partir de cadavres en Europe et le cannibalisme du Nouveau Monde qu'elle a étudié. "Ce que nous savons, c'est que presque toutes les pratiques cannibales non occidentales sont profondément sociales, au sens où la relation entre le mangeur et le mangé est cruciale", déclare Conklin. "Dans le processus européen, cette relation a été largement effacée et rendue non pertinente. Les êtres humains ont été réduits à une simple matière biologique équivalente à n'importe quel autre type de marchandise."
[The Gruesome History of Eating Corpses as Medicine]
La magie de la dilution de la responsabilité par la marchandisation s'est elle aussi perpétuée jusqu'à nos jours.
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Fin 2022, j'avais vu au Palais de Tokyo une exposition extraordinaire de l'artiste brésilienne Lívia Melzi :
L'exposition se composait de plusieurs éléments :
- une vidéo intitulée Plat de résistance, qui montre une table dressée à la française, sur laquelle des mains élégamment gantées déposent des plats remplis de membres humains en plâtre ;
- un auto-portrait de l'artiste vêtue d'un manteau Tupinambá tel que ceux portés, d'après les compte-rendus du XVIe siècle, lors des cérémonies anthropophages. Il ne reste que cinq de ces manteaux, tous dans les collections de différents musées ethnographiques (il y en a un au Quai Branly). Celui que porte l'artiste a été recréé récemment par une autochtone descendante du peuple Tupi, à partir de photos et documents fournis par l'artiste ;
- et des tapisseries reproduisant les fameuses gravures de Théodore de Bry illustrant le livre de Hans Staden, Nus, féroces et anthropophages (quel titre !)
Les tapisseries étaient montées de manière à ce qu'on puisse voir aussi bien l'envers que l'endroit, ce qui semblait inverser leurs couleurs.
Je vous recommande vivement cette interview où l'artiste explique sa démarche mieux que je ne saurais le faire et où vous pourrez voir beaucoup de photos :
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En Europe, la pratique de l'anthropophagie médicinale tombe progressivement en désuétude aux XVIIIe et XIXe siècles :
Mais Richard Sugg a trouvé quelques exemples tardifs de médicaments utilisant des cadavres : en 1847, on a conseillé à un Anglais de mélanger le crâne d'une jeune femme avec de la mélasse et de le donner à sa fille pour guérir son épilepsie (...). La croyance selon laquelle une bougie magique fabriquée à partir de graisse humaine, appelée "bougie de voleur", pouvait paralyser une personne a perduré jusque dans les années 1880. On trouvait de la momie vendue comme médicament dans un catalogue médical allemand au début du 20e siècle. En 1908 a eu lieu la dernière tentative connue pour boire du sang sur l'échafaud, en Allemagne.
[The Gruesome History of Eating Corpses as Medicine]
Ouf, juste à temps pour que nos artistes puissent se choisir l'anthropophage comme figure tutélaire exotique et lointaine !
Le motif de l'anthropophagie, aujourd'hui très répandu, est apparu en Europe à la fin du XIXe siècle comme l'expression d'une volonté de revenir sur les origines artistiques du continent, tout en se tournant vers les nations dites primitives. Parmi les œuvres qui illustrent cette tendance, citons les peintures de Pablo Picasso, Constantin Brâncuşi et Paul Gauguin ; ou les poèmes de Guillaume Apollinaire, Tristan Tzara, Jean Cocteau et Max Jacob.
[Routledge Encyclopedia of Translation Studies - Anthropophagy]
Ce primitivisme remettait au goût du jour la figure du bon sauvage en insistant, en forme de provocation, sur son anthropophagie. Quelques années plus tard, le poète et romancier brésilien Oswald de Andrade produisait carrément un Manifeste anthropophage, d'une importance capitale pour la culture brésilienne (et où on trouve la blague "Tupi or not Tupi, that is the question") :
Selon Oswald de Andrade, "le primitivisme qui a émergé en France était un exotisme, alors que pour nous, Brésiliens, il s'agissait d'un primitivisme réel". (...)
Il s'agissait donc de se rebeller contre ce qui était perçu comme la version européenne édulcorée des peuples primitifs afin de renverser, pour la première fois, le rapport entre colonisateur et colonisé. Le "mauvais sauvage" devient le symbole d'une nation qui ne veut plus être la matière première de l'art européen.(...)
"[L']anthropophagie (...) est la dévoration critique du patrimoine culturel universel, formulée non pas du point de vue soumis et réconcilié du 'bon sauvage', mais du point de vue désabusé du 'mauvais sauvage', dévoreur de Blancs, le cannibale" (H. de Campos 2007:159).
[Routledge Encyclopedia of Translation Studies - Anthropophagy]
2. Les crânes voyageurs
Les collections de nos musées ne renferment pas uniquement des manteaux Tupinambá. Elles contiennent aussi de grandes quantités de restes humains.
Si certaines institutions comme les musées d’Archéologie ou d’Anthropologie, muséums ou musées d’universités, disposent traditionnellement d’importantes collections de restes humains, souvent cohérentes quant à leur nature ou leur mode de collecte (collections d’étude, matériel issu de fouilles), nombreux sont les musées qui ont sous leur responsabilité des ensembles plus modestes, ou des sujets isolés, souvent mal identifiés et sans rapport direct avec l’unité de la collection principale. Ainsi, il n’est pas rare de trouver au milieu de spécimens zoologiques ou de curiosités diverses, un pied ou une tête de momie provenant d’un ancien cabinet d’amateur et arrivé au musée suite à une donation ou à l’acquisition d’une collection complète.
[Les restes humains : une gageure pour les musées ?]
Qui étaient les personnes dont les corps ont été ainsi collectionnés, et comment se sont-elles retrouvées là ?
À lui seul, Du Chaillu collectionna plus de quatre-vingt-treize crânes d’indigènes au Gabon. (...) En 1879, l’explorateur Alfred Marche raconta des exploits morbides similaires au centre du Gabon : après avoir trouvé des crânes humains dans un petit bois, dit-il, « nous les cachâmes au fond de nos sacs pour les rapporter clandestinement à nos logements. Les Noirs ne devaient pas nous voir collecter et emporter des restes humains ; non que la région ait été dangereuse, mais si une réputation de fossoyeurs nous avait précédés, cela aurait pu nous avoir de fâcheuses conséquences pour nous. » (...)
Les Français accablaient les Africains, les considérant moins qu’humains pour leur incapacité supposée à transcender les instincts les plus grossiers et à atteindre un niveau d’interaction sociale désincarnée. Et il leur échappait complètement que la cuisine à laquelle ils se livraient dans leurs ateliers de taxidermie et les vols qu’ils commettaient dans des cimetières indigènes prouvaient que c’était eux qui vénéraient la magie matérielle des parties du corps et qui cherchaient à satisfaire leurs appétits cannibales.
[Florence Bernault, Colonial Transactions]
Les colons s'appropriaient aussi volontiers des reliquaires familiaux contenant les ossements d'ancêtres, généralement sous couvert de christianisation. Ces reliquaires étaient parfois détruits, mais souvent aussi revendus à Paris sur le marché naissant de "l'art primitif" (j'en avais parlé en 2022 aux abonnés). Si ces reliquaires n'étaient pas à proprement parler dévorés, il paraît difficile de prétendre que le vif intérêt esthétique que Picasso, par exemple, portait aux "fétiches" n'est pour rien dans la naissance du cubisme.
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Pour sortir de la ronde des euphémismes sur les conditions d'acquisition des collections ethnographiques des musées français, je rêve que quelqu'un produise un travail aussi incisif et documenté que l'excellent podcast australien Stuff the British Stole ("Trucs pillés par les Anglais").
Je vous recommande par exemple cette histoire de l'itinéraire d'une tête égyptienne qui se retrouve, on ne sait trop comment, dans la bibliothèque d'un lycée de Nouvelle-Galles du Sud, en Australie :
Il n'y a hélas pas de podcast francophone similaire (à ma connaissance, en tout cas — n'hésitez pas à me détromper !), mais on pourra se consoler en lisant La botte de Champollion, la newsletter de Sébastien Magro, qui traite plus largement de l’héritage colonial et esclavagiste des musées.
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Dans l'article cité au début de cette partie, Laure Cadot posait bien les enjeux tant éthiques que juridiques de l'exposition de restes humains, indiquant que "la frontière entre exposition et exhibition est pour le moins ténue dès lors qu'elle touche à la personne", alors même qu'"au regard de la loi française, la définition de leur statut relève à l'heure actuelle du flou le plus total".
Au moment où l'article paraissait, en 2007, la France était mise face à ses contradictions par la Nouvelle-Zélande, qui demandait au muséum de Rouen la restitution d'une tête maori (des centaines de têtes tatouées de guerriers maori étaient alors disséminées dans de nombreux musées occidentaux — dont vingt-et-une en France). L'équipe scientifique du muséum et le conseil municipal de la ville étaient d'accord, mais il a fallu quatre ans de procédure pour que la restitution aboutisse.
C'est pendant cette période, en 2009, qu'est née une proposition de loi destinée à encadrer globalement la restitution de restes humains. Cette loi a finalement été adoptée définitivement le 18 décembre dernier.
Donc lentement, timidement, les choses avancent, en tout cas pour les restes humains. Ça parait moins bien engagé pour les autres "trucs que les Français ont pillés" — pas sûr que la mission parlementaire promise pour début 2024 soit toujours d'actualité depuis le récent remaniement ministériel, vu comment les députés LR se fâchent tout rouge dès qu'il est question de restitutions.
(Bon et puis quand le gouvernement français annonce qu'un dossier est "une priorité", c'est un peu le baiser de la mort)
3. Des glaçons pour Dubai
Pour finir sur une tangente — il y a un an, on riait jaune avec les Allemands qui envoyaient la police anti-émeute pour s'assurer que des robots géants puissent continuer à dévorer tranquillement leur pays :
Cette année, je vous recommande cette nouvelle histoire d'auto-dévoration nationale d'un genre un peu différent :
Boire un cocktail au sommet d'un gratte-ciel de Dubaï est déjà décadent, mais un entrepreneur du Groenland veut y ajouter de la glace de glacier, prélevée dans les fjords, pour un frisson international ultime.(...)
Malik V. Rasmussen a déclaré que la glace, qui a été comprimée pendant des millénaires, est totalement dépourvue de bulles et fond plus lentement que la glace ordinaire. Elle est également plus pure que l'eau minérale habituellement utilisée dans les glaçons à Dubaï. (...)
L'entreprise affirme cependant que sa glace est respectueuse de l'environnement et qu'elle a une valeur sociale. Les fjords autour du Groenland sont généralement remplis d'icebergs qui se sont détachés des glaciers reliés à la calotte glaciaire du Groenland. (...)
Une fois que le bateau trouve un morceau de glacier qui convient, il le ramasse avec la grue et le place dans une caisse en plastique bleu, (...) puis il rapporte la glace à Nuuk où les caisses remplissent un conteneur réfrigéré. Ce conteneur est transporté au Danemark par la compagnie maritime islandaise Eimskip. Au Danemark, il est chargé sur un autre navire qui l'emmène à Dubaï. À Dubaï, la glace est vendue par le distributeur local Natural Ice, qui vend déjà d'autres types de glace à Dubaï.
La première étape du transport, du Groenland au Danemark, est, selon Arctic Ice, faiblement émettrice de carbone. En effet, la plupart des conteneurs de transport réfrigérés qui quittent le Groenland sont vides, car le pays importe plus de produits surgelés qu'il n'en exporte.
[Greenland startup begins shipping glacier ice to cocktail bars in the UAE]
Je ne saurais pas comment mieux résumer le moment que nous vivons.
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Voilà, voilà.
Si ça vous a plu et que vous en redemandez, n'hésitez pas à m'acheter des fanzines et/ou à vous abonner pour recevoir directement chaque numéro — celui qui va sortir d'ici quelques jours parle de cuisine, mais je vous assure c'est un pur hasard.
Et ce sera tout pour cette fois. Portez-vous bien, n'hésitez pas à écrire à la rédaction en répondant à ce mail si vous voulez me faire des commentaires ou si vous avez une astuce pour échapper au désespoir (je connais déjà l'alcool et les films mais si jamais vous avez une autre idée, faites-moi signe).
M.