Bonsoir tout le monde.

Ce soir c’est un peu spécial. Il y a un an, j'envoyais la première livraison d'ABSOLUMENT TOUT à 29 copains. Mon plan tenait en quelques mots : raconter chaque semaine trois choses qui m'intéressent, avec l'espoir que ça intéresserait d'autres gens aussi.

Ce soir vous êtes preeeesque 1000 abonnés, ce dont j'ai pu rêver mais que je n'aurais pas réellement crû possible. Donc avant toute chose, merci à tous d'avoir lu et fait lire cette modeste newsletter. Vous n'imaginez pas à quel point ça compte pour moi.

1. Le bilan

Sacrifions rapidement à la tradition de la rétrospective.

À la louche, vos histoires favorites de l’année auront été une exploration des sous-sols de Londres, une interrogation sur l'opportunité ou non de trier ses Lego, mes aventures en tandem avec mon fils dans Breath of the Wild, et, plus curieusement, une analyse de la stratégie marketing de Ben & Jerry's.

End Result

Pour ma part, l’histoire dont je suis le plus fier parle de doublages pirates en URSS ; celle qui m'a demandé le plus de boulot est sans doute celle sur les jeux de mots dans Ace Attorney ; et si je devais n’en choisir qu’une, ce serait celle à propos de la lumière qui remplace l'espace dans les appartements new-yorkais. J'ai aussi adoré parler du meilleur bar de Gand, du calcul des horaires de marées, et des liens ténébreux entre un groupuscule d'agitateurs italiens et QAnon.

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Pour cette deuxième année, quelques changements sont au programme.

Il est vraisemblable que l’envoi de cette newsletter passera bientôt de Substack à Buttondown. Ca ne changera pas grand chose pour vous, hormis un meilleur respect de votre vie privée. Par ailleurs :

ABSOLUMENT TOUT paraîtra désormais un mercredi sur deux

À un rythme hebdomadaire, la rédaction de cette newsletter consomme tout le temps dont je dispose pour écrire. Or j'ai aussi envie d'écrire d'autres choses — plus brutes, moins scolaires, et plus près du réel. Si vous aimez le ton d'ABSOLUMENT TOUT et les moments où j'arrête de citer Wikipédia pour dire le fond de ma pensée, je pense que ça vous plaira.

2. Les moutons et leurs opinions

Il y a quelques mois, un cher ami liégeois m’avait recommandé un livre de la philosophe Vinciane Despret, Au bonheur des morts. Et tout récemment, je suis tombé sur un article de la même autrice qui portait un titre énigmatique : “Sheeps do have opinions”. Évidemment j'ai cliqué.

Dans l'article, Vinciane Despret analyse le travail de plusieurs éthologues, et plus particulièrement celui de la primatologue Thelma Rowell auprès de moutons :

De tous les animaux, les moutons sont précisément ceux auxquels on a le moins donné leur chance jusqu’à présent. Ils ont été victimes de ce que Thelma Rowell appelle “un scandale hiérarchique” de l’éthologie: “nous avons donné de nombreuses chances aux primates ; nous ne savons pratiquement rien des autres.” Évidemment nous savons des choses sur eux, mais il est clair que ces choses ne sont pas comparables à ce que nous savons des grands singes. Plus la recherche avance, plus les questions à propos des singes deviennent intéressantes, et plus ces animaux s’avèrent dotés de compétences sociales et cognitives élaborées. Par contraste, les questions que nous nous posons sur les autres concernent toujours principalement ce qu’ils mangent.

[Sheeps do have opinions]

Quand on observe des moutons dans une ferme, ils n'ont pas l'air de faire grand chose, en dehors des moments où ils mangent et des périodes de rut. Donc les éthologues ont eu tendance à baser leurs interprétations sur ces moments d'activité, par exemple en estimant que les combats entre béliers établissaient une forme de hiérarchie simple et rigide, qui perdurait toute l'année.

Comment interpréter le fait que chaque jeune mâle, âgé de quelques mois, propose à un adulte au moins deux fois plus grand que lui un affrontement où leurs cornes s’entrechoquent ? Le mâle âgé peut l’ignorer ou accepter, et dans ce cas il baisse la tête et présente ses cornes. Le jeune mâle charge alors avec toute sa force et, évidemment, se trouve projeté en arrière de quelques mètres. Peut-on vraiment considérer qu’il s’agit d’une menace ou d’un conflit de dominance ? Cela paraît fort peu probable.

[Sheeps do have opinions]

Thelma Rowell propose de commencer par tenir compte du fait que les moutons observés vivent en compagnie des humains. Dans la nature, le comportement grégaire des moutons a pour but premier de protéger le troupeau des prédateurs. Une fois que les humains se chargent de cette tâche, effectivement il ne se passe plus grand chose. Comment faire, alors, pour poser des questions intéressantes aux moutons ? Comment leur permettre d'exprimer leurs opinions ? C'est là que Thelma Rowell a une idée que je trouve tout bonnement géniale : elle a 22 moutons, et elle leur donne 23 bols de nourriture. Pour voir ce qui va se passer.

[Le 23e bol] a pour but non seulement d’éviter de perturber les relations, mais surtout d’élargir le répertoire des hypothèses et des questions proposées aux moutons. L’idée n’est pas de les empêcher d’entrer en concurrence pour l’accès à la nourriture ; il s'agit de leur laisser le choix de le faire, de s’assurer que la compétition n’est pas la seule réponse possible à une contrainte, mais plutôt un choix en réponse à une proposition. Si les moutons choisissent la compétition, l’hypothèse de la rareté des ressources ne peut plus expliquer leur comportement. Il faut alors concevoir d’autres explications plus compliquées, et poser aux moutons d’autres questions sur leur comportement social. Donc si un mouton délaisse son bol, pousse son voisin pour prendre sa place, puis revient immédiatement à son bol, ou persiste et suit l’autre pour l’écarter à nouveau, de nombreuses hypothèses peuvent être formulées — sauf la moins intéressante et la plus prévisible, celle qui bloque la route de toutes les autres : la compétition pour la nourriture.

[Sheeps do have opinions]

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À propos de moutons à qui on n'a pas demandé leur opinion : l'excellent podcast 99% Invisible rapportait il y a quelques semaines l'histoire invraisemblable des moutons de l'île écossaise de North Ronaldsay. Au XIXe siècle, les habitants ont construit un mur en pierre sèche sur tout le périmètre de l'île et ont mis leurs moutons à l'extérieur, sur la côte. Il s'agissait d'empêcher les moutons de paître dans les prairies centrales, réservées aux bovins. Les moutons se sont donc trouvés enfermés sur les plages, avec pour toute nourriture disponible les algues rejetées par les marées.

Photo : Liz Burke / The Geograph Project

A priori les moutons ne sont pas faits pour manger des algues, mais ils se sont adaptés, devenant l'un des deux seuls mammifères terrestres connus à se nourrir exclusivement d'algues, et développant une sensibilité extrême au cuivre, qui est très peu présent dans leur nourriture. Leur régime donne apparemment à leur chair un goût assez particulier et recherché, et surtout on a constaté que la consommation d’algues réduisait considérablement la quantité de gaz à effet de serre émise par les moutons — des chercheurs sont donc à pied d’œuvre pour créer des compléments alimentaires à base d’algues à destination du bétail.

Et comme la modernité ce n’est pas seulement la startupisation des accidents historiques, mais aussi leur patrimonialisation, les habitants de l’île ont récemment embauché une personne chargée de l’entretien de leur mur d’enceinte :

Sian passe ses journées à faire le tour de l’île, pour reboucher les trous du mur de pierre pour tâcher de garder les moutons confinés sur la côte. “Le souci c’est que les moutons sont vraiment intrépides”, explique-t-elle, “et on raconte même que certains moutons ont grimpé sur le dos d’autres moutons pour franchir le mur”. Pour autant, d’après elle, les moutons semblent globalement satisfaits de la vie côtière qu’ils ont développé au cours des deux derniers siècles.

[Sea sheep]

3. Souvenirs de l’aurore

Daft Punk a splitté, et j'avoue que ça m'attriste.

Je pense à l'été 2013. Ma compagne était enceinte jusqu'aux yeux, mon fils n'avait plus de mode de garde, et lui et moi avons passé tout l'été à explorer tout le quart nord-est de Paris — et il n'y avait pas moyen de faire 20 mètres sans entendre retentir Get Lucky. Tu passes devant un café, Get Lucky. Tu attends de traverser la rue, une bagnole s'arrête, vitres baissées, Get Lucky. Tu vas courir à Vincennes, l'orage menace, les gens remballent leurs affaires, et derrière un arbre il y a un gars avec une guitare : Get Lucky.

Je pense aussi à Alive '97, que m'avait fait découvrir un ami mélomane en disant “Tu sais que j'aime pas Daft Punk, mais là, j'avoue, ça envoie”. Et il avait raison. Mais surtout je pense à l'hiver 2000-2001, à l'attente interminable entre la sortie de One More Time en single et celle de l'album, qui est le moment où les Daft Punk ont commencé à porter leurs incroyables casques de robots.

(cliquez sur le tweet pour voir des tonnes d'images de la conception et de la fabrication des casques)

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La robotisation de Daft Punk, je crois que je l'avais découverte dans une article dithyrambique et spectaculairement peu informatif de The Face, entièrement basé sur l’idée que les Daft Punk étaient vraiment devenus des robots suite à un terrible accident de sampler. Le papier était sauvé par des photos complètement dingues :

(cliquez sur la couverture pour aller voir les scans de l’article et les photos)

En 2013, pour Vice, le journaliste Piers Martin était revenu sur la genèse de cette interview et du photoshoot :

Virgin Records réserva un vol pour l’attaché de presse et moi sur Virgin Atlantic. J’étais installé à l’hôtel Chateau Marmont pour quatre ou cinq jours, pas dans le bâtiment principal, mais dans un des bungalows indépendants, au bord de la piscine. Je n’en revenais pas. Quelqu’un m’a dit que John Belushi était mort dans l’un de ces bungalows. C’est là que Sofia Coppola devait un jour filmer une partie de Somewhere. Moi ? J’ai passé une partie de mon temps dans le bungalow à écrire un article pour NME sur les poids lourds allemands de la trance Jam and Spoon, que j’avais rencontrés à Francfort la semaine précédente. […] Je me souviens d’avoir envoyé l’article par e-mail depuis l’ordinateur du directeur du Marmont. C’était avant le wi-fi et la connexion internet dans les chambres. J’avais même un ordinateur portable, à l’époque. C’était dingue.

[Daft Punk: The Birth of The Robots — il y a des photos “en coulisses”]

Oui, c’était une autre époque.

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Globalement ça fait drôle de repenser à un moment si lointain qu'il nous est devenu étranger, un temps avant Facebook et le 11 septembre, où on pouvait encore payer en francs et où Jospin avait des ambitions présidentielles, un moment où l'avenir pouvait encore paraître, sinon radieux, disons ouvert.

Pour tâcher de restituer au mieux l'ambiance générale du moment aux plus jeunes d'entre vous, j'ai désespérément cherché à mettre la main sur une chronique d'Éric Dahan dans Libé, qui doit dater de la toute fin 2000 — elle est peut-être dans son livre, mais pour l'instant je n'en sais rien parce qu'il n'est plus édité et que la BnF est fermée, alors je vais faire de mon mieux pour vous la restituer de mémoire : il racontait une fête sur le yacht de Mouna Ayoub, et juste avant l'aube les convives étaient descendus sur la plage, les pieds dans le sable et une flûte à la main, les yeux tournés vers le ciel pour regarder les étoiles qui s'estompent, et c'est là que le DJ avait choisi d'envoyer One More Time, révélant la vérité de la chanson : derrière ses paroles simplettes, One More Time parle du déni, du refus de voir le soleil se lever, la musique s'éteindre et la banalité reprendre ses droits. Et peut-être qu'à un moment on ne pourra plus empêcher que la fête se termine, mais pour l'instant on va continuer à danser, encore une fois, en tâchant de croire que ça peut durer.

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Et ce sera tout pour cette fois.

Prochaine livraison mercredi 17 mars, d'ici là portez-vous bien et profitez du soleil, tant que c'est possible.

M.

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ABSOLUMENT TOUT paraît un mercredi sur deux, avec chaque fois trois trucs intéressants.

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